Numéro d'édition: 1139
Lettre de Félicien Rops à [Henri Liesse]
Texte copié
Expéditeur
Félicien Rops
Destinataire
Henri Liesse
Lieu de rédaction
Paris, 1 Place Boieldieu
Date
1889/05/21
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
II/7033/21
Collationnage
Autographe
Lieu de conservation
Belgique, Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, Cabinet des Manuscrits
Apostille
n. 60 / parle de Flaubert
Page 1 Recto : 1
Paris le 21 mai 1889.
N°1 Place Boieldieu.
(prends cette adresse.)
Mon Vieux Liesse,
voilà bien longtemps que je dois t’écrire, mais toutes sortes de choses m’en ont empêché : Déménagements, voyages, travaux nombreux & nécessaires, – Sans interruption, les dessins succédant aux dessins, les frontispices aux frontispices ; une production perpétuelle, voilà mon lot ! Je vis dans les affres d’un enfantement continu. Et cela faisant « de mon mieux » avec des progrès réels, des arrêts dans l’exécution, des doutes, des souffrances, des angoisses, des colères, des chûtes, des réussites, toutes les cordes de la lyre ! & toutes les herbes de la St Jean !
Je crois bien ! que j’ai lu les deux livres de Flaubert ! Livres de malade, de hanté par un idéal « inutile », & qui devait le mener à ce livre mort né, – comme les fœtus sur lesquels on a trop baisé pendant la gestation, – & qui s’appelle : Buvart & Pécuchet ; dont l’idée, géniale, certainement, ne se sent plus à travers la pauvreté, l’effort, le « han » perpétuel de l’exécution ! – Bonnes maximes les vieilles ! : Ne forçons pas notre talent. – Le mieux est l’ennemi du bien. – L’esprit que l’on veut avoir gâte celui qu’on a !! – Un âne a beau aller à La mecque, me disait l’agha de Biskra, il n’y gagnera pas six pattes !
Page 1 Verso : 3
Sancho n’eut pas dit mieux. Et je suis certain que son père : Miguel Cervantès n’avait pas songé à écrire un chef d’œuvre en faisant Don Quichotte ; – qui en est un, et un vrai. – Flaubert est un malade. Il ne faut pas conclure d’un défaut propre ou impropre à un écrivain : la difficulté absolue d’écrire, que tous les écrivains doivent admirer ce défaut & s’en faire gloire, s’ils l’ont de naissance pour leur malheur !
C’est une bizarre manière de raisonner. C’est aussi naïf que si l’on disait : MrRenan a le nez très gros, il est écrivain de mérite, moi aussi j’ai le nez gros, donc je dois m’en congratuler ! – Il serait de meilleure logique de dire : MrRenan a le nez gros, ce n’est pas joli, je vais tâcher d’amincir le mien ! – Bergerat avec son esprit ordinaire a très bien dit ce qu’il pensait des deux volumes de la Correspondance de Flobert : « Il ne m’est pas procuré dit-il très justement, que lorsqu’on est resté une semaine sur deux adjectifs, les adjectifs en soient meilleurs. Théophile Gautier, à dix huit ans, & en vingt trois jours, a écrit Mlle de Maupin, dont vous Flaubert me disiez quelques semaines avant votre mort, que : c’était comme langue, le livre le plus parfait du temps. De tous temps l’homme de génie a été un abondant producteur. Je viens de passer par votre Normandie où les pommiers en fleurs promettent une belle récolte. Ils porteront beaucoup de pommes, parce leur génie les forcent à porter des pommes, et cela naturellement. Nous en boirons le cidre pétillant dans nos grands verres. S’ils réfléchissaient longtemps les bons pommiers, avant de porter des pommes, nous ne boirions jamais le cidre pétillant, & les pommiers ne porteraient jamais que des fruits secs. ».
Voilà le vrai, & avant Bergerat, je t’ai prêché & harangué, & parabolé « sur le pommier » avec moins de succès d’ailleurs que St François prêchant aux poissons. Les poissons avaient peut être raison, mais ils ne faisaient pas de littérature, eux ! Dernier argument : le vrai : Flaubert avait quarante mille frs de rentes. C’est ça qui met du beurre dans les racines grecques ! Si tu les avais, je replanterais mon pommier dans sa pépinière, & je ne te défendrais plus de donner à têter à tes substantifs, & de ne vouloir les sevrer qu’après ta Mort.
Et qui sait ? J’ai quelqu’idée, que de « tout Flaubert » il ne restera peut être que cette belle, & touchante correspondance où l’on sent un pauvre homme de talent plein d’amour pour un médiocre bas-bleu, – où il n’a pas songé à faire dire à un verbe plus qu’il ne peut dire, où il a écrit rapidement, au hasard des voyages, sur le dos de sa malle, dans un coin de mauvaise chambre, sur un bout de papier,
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sans songer au « chef d’œuvre », – qui comme le chien de Jean de Nivelle, ne vient jamais quand on l’appelle !
Et puis on ne fait jamais ce que l’on veut faire ! J’ai passé par le chemin des Mappales, j’ai grimpé dans les sentiers rocheux de la « Montagne de Plomb » & j’ai cueilli des grands asphodèles dans la plaine où les Barbares célebraient : « l’anniversaire de la bataille d’Éryx »
Parlons : « Exposition » c’est une simple merveille, voilà. C’est réussi, donc c’est bien ce qu’il fallait.
J’ai une chambre à ta disposition si tu veux passer huit jours ou quinze si tu veux, à Paris. Tu logeras place Boieldieu, & tu seras libre.
Donc entendu : tu me feras plaisir & cela ne te coûtera rien : Je t’offre en juin (lorsque Paul mon fils sera venu,) en juillet, en aout, en septembre ou en octobre, quand tu le voudras, la table & le logement. Je te le répète tu nous feras plaisir. Tu peux avoir une passe par l’Indépendance donc avec presque rien, tu peux & même tu dois voir cette Exposition qui est un formidable amalgame de toutes sortes de choses bizarres, cocasses, superbes ou ridicules.
Détails
Support
1 feuillets, 4 pages, Vergé, Crème.
Dimensions
175 x 223 mm
Mise en page
Écrite en Plume Noir.
Copyright
KBR