Numéro d'édition: 1252
Lettre de Félicien Rops à [Joséphin Péladan]
Texte copié
Expéditeur
Félicien Rops
Destinataire
Joséphin Péladan
Lieu de rédaction
Bièvres
Date
1883/09/18
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
II/7043/76a+II/7043/76b
Collationnage
Autographe
Date de fin
1883/09/18
Lieu de conservation
Belgique, Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, Cabinet des Manuscrits
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Bièvres en Josas
18 7bre 1883
Mon Cher Monsieur Péladan
J’arrive à Bièvres, j’ai quitté les Jolinets
– Je n’ai jamais été malade. En Aout 1874 il y a juste neuf ans, j’ai eu une très violente attaque de fièvre paludéenne pernicieuse, «le blue fire » des Anglo-Norwégiens. J’avais été à la mort en douze heures, & j’ai été guéri par un prêtre du Finmarck qui pour toute panacée m’avait saturé d’eau de vie de bouleau & m’avait fait transpirer pendant dix heures sous vingt peaux de renne. On est sauvé ou on est mort. – Évidemment je mourrai de cela. Il paraît qu’on ne se guérit jamais. Je riais beaucoup quand un médecin de l’armée suédoise m’assurait que tous les soldats qui avaient échappé au « blue fire » par l’eau de vie & la transpiration, toujours le même remède ! ne guérissaient jamais & mouraient quelquefois
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à cinquante ans, de ce même « blue fire ». Je n’en ris plus aujourdhui de mon vieux patineur à cheval ! C’est la même maladie, la même prostration qui fait que sans souffrir beaucoup, on a un « besoin de mourir ». C’est fort particulier, & cela doit être la mort la plus douce du monde. En Norwège, je disais à mon compagnon de route : « Allez mon Cher ami, dites aux Lapons qu’ils viennent demain me prendre & qu’ils me fassent une honnête sépulture dans un iceberg où dans mille ans on retrouvera intact comme le mammouth de la mer Blanche, un spécimen de l’homme de l’âge du vélocipède ! » – Puis la joie de dormir dans cet iceberg était infinie & l’une des plus grandes aspirations de bonheur que j’ai ressentie.
Évidemment c’est à Bièvres que j’ai « gagné » cela. En juillet suivant un délicieux usage français, qui vous ferait lapider dans le Nord : on cure les rivières pendant les chaleurs, ce qui est d’ensemble avec la logique des mœurs de notre beau pays. – on jette dans les jardins riverains de par la loi, de chaque coté de la rivière des amoncellements de putridités. Je suis arrivé dans ce moment là, d’où une reprise de « blue fire » qui valait bien une première. Le chef de la brigade des cureurs questionné par moi, – un pressentiment ! – me disait
– Je suis arrivé à Thozée dans de mauvaises conditions morales & physiques. Une
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tristesse insurmontable, ma tristesse du Paris d’été, doublée : tristesse de juillet. J’ai été très malheureux en ce mois, & à chacun de ses renouveaux toutes mes anciennes plaies se rouvrent, comme les vieux crucifix qui la semaine sainte venue. poussaient des gémissements & versaient des larmes de sang.
Arrivé à Thozée, mon Paraclet, mon Port-Royal des Champs, j’ai été pris d’un commencement de fièvre. Je n’ai rien dit à mon fils, j’ai refait ma malle & je suis allé d’une pleine traite m’enfermer dans un petit coin de dune inconnu & perdu dans l’île de Walcheren, bon pour y vivre, pour y aimer, pour y mourir ;
– retrouver un de mes vieux amis qui reste la bàs avec son bateau, un philosophe artiste ayant le mépris des mondes modernes, simple, bon fort, un homme tonique, qui m’aime pour mon intensité de vie, & qui est l’une des plus belles figures viriles qui se soit profilée sur la blancheur des dunes ; – près de cette mer glaucque qui faisait peur à l’Italien Jules César.
Je suis resté là un mois sans bouger, grelottant régulièrement & quotidiennement, ne pensant à rien, pas même aux choses futures des gueux de Callot
Du reste, c’est la caractéristique de cette fièvre, une indifférence complète pour tout ce qui n’est pas le repos absolu.
Entre deux accès j’ai profité d’une accalmie pour venir signer mon bail de la rue de Grammont
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de partir, date qui me torturait comme un cauchemar affreux & empoisonnait la quiétude. En passant rue Drouot ma concierge m’a dit qu’elle avait envoyé des lettres à Bièvres & à Thozée « des lettres ? me les faire parvenir ? – inutile. Vous direz ce que vous voudrez aux gens qui me demanderont » – Voilà mes dernières paroles à ma concierge. C’est probablement alors que Mr d’Alboize aura passé chez moi & que ma concierge aura dit que j’étais peut être à Bièvres, où Mr d’Alboize m’a écrit & où j’ouvre sa lettre & les vôtres aujourdhui Mardi 18 septembre 1883 !!
– Après un séjour de vingt heures à Paris j’en suis reparti me sentant de plus en plus malade, je suis reparti pour Domburg
– J’ai eu un tort aussi vis à vis de vous & je m’en accuse. C’est de ne pas vous prévenir qu’une fois parti, comme je ne sais pas & que je ne veux pas savoir où je vais positivement, pour me laisser à moi-même la surprise des hasards sans laquelle les voyages n’existent pas, & ne sont que des trains de plaisir à bourgeois, je défends que ma correspondance me suive. Ma famille ne sait pas où je suis. Je désigne un ami à Bruxelles
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le rêve, la liberté vraie, le détachement de toutes choses & ce fuyant : l’Imprévu !
Quant à l’Artiste Mon Cher Monsieur Péladan il y a réellement un cas de force majeure, expliquez cela je vous prie à Mr d’Alboize, que je verrai à mon retour à Paris car je repars Samedi sans faute pour Heyst
À mon retour nous allons reparler de toutes les choses en retard & des planches
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à donner à l’Artiste. Il faut « retoucher » c’est là l’achoppement ! & je suis bien en retard pour tout cela. Mais me voilà sur pied & dans quinze jours ou trois semaines je serai votre homme.
Présentez mes compliments respectueux à Madame votre mère, ce que vous m’avez écrit m’a fort touché & les paroles de mère trouvent vite en moi de l’écho. – J’ai beaucoup aimé la mienne
– Je ne peux guère pour les autres, en artiste inégal & défaillant que je suis fait, mais pour elle & pour vous je ferai ce que je pourrai faire en l’honneur de la Sainte qui dort près de ma petite fille dans le cimetière de Namur, en terre gallo-romaine.
Je vous serre la main bien Cordialement
Félicien Rops
Je ne pars que Samedi écrivez moi 17 Rue Drouot, j’y passe avant mon départ. Je ne reste que quinze jours – trois semaines au plus, absent.
Détails
Support
2 feuillets, 6 pages, Vergé, Crème.
Dimensions
180 - 180 x 223 - 223 mm
Mise en page
Écrite en Plume Noir.
Copyright
KBR
Commentaire de collaboration
Source : Hélène Védrine, Correspondance inédite, Félicien Rops-Joséphin Péladan, Paris, Séguier, 1997, p. 66-74.