Numéro d'édition: 1443
Lettre de Félicien Rops à [Henri Liesse]
Texte copié
Expéditeur
Félicien Rops
Destinataire
Henri Liesse
Lieu de rédaction
s.l.
Date
1886/09/15
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
ML/03270/0013
Collationnage
Autographe
Lieu de conservation
Belgique, Bruxelles, Archives et Musée de la Littérature
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15 sept 1886.
Mon Vieux Liesse
J’écrivais à Dom lorsque t’a lettre m’est arrivée, – me disant qu’il était à Chooz. Je la lui adresse là bas. Je lui narre mes infortunes : abscès & opération au pied, indispositions, maladie de Clairette, &c &c. Lis la lettre de Dom, elle te mettra au courant de tous ces ennuis, ennuyeux aussi à raconter. C’est assez de les écrire une fois, cela servira pour vous deux.
Je serai très probablement en Belgique, si la maladie de Clairette tourne du bon côté, dans le courant de la semaine prochaine. – Je passerai par Chooz. S’il fait beau je vais finir la saison à Ostende, dans un petit hotel très modeste que je connais. S’il fait laid, je ferai un tour de Belgique & je reviendrai à Chooz en repassant. Voilà un bout de programme.
Quant à toi j’ai bien envie de te dire des injures, tu en trouveras trace dans la lettre de Dom, d’ailleurs. Comment ! tu es depuis le commencement de l’Été dans un coin, & ton roman n’est pas fini ! non seulement fini,
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mais chez l’éditeur ! Mais tous les romans qui doivent paraître cet hiver sont chez les éditeurs ! – Si tu dois l’envoyer à un journal, traite cela par correspondance !! Tout ce que je te dis là, je te l’ai dit fin 83, fin 84, fin 85 & nous en sommes à la fin de 86 !!
– Ah ça mais le temps ne compte donc pas pour toi ?? Il y a dix ans que tu as fait paraître chez Lemerre le Roman d’hier ! – C’est effrayant ! & cela ne t’effraie pas !! Tu fais deux ou trois nouvelles en un an & tu trouves que c’est bien. La necessité était venue & j’en augurais bien pour ton travail, & nous sommes en octobre, & tu me dis que cela sera « long encore » ! Ah ça c’est donc bien difficile pour toi de finir une chose, – un livre, & de le publier ? Je ne parle pas des nouvelles, tu ne peux en faire que « en marge ». Ton travail est trop pénible & trop consciencieux pour ce genre là. Il faut un prime-saut qui est le charme de la chose, & que ton procédé de labeur ne comporte pas. Tu n’y gagnerais pas pour ton tabac. Ah si après le Roman d’Hier, tu avais publié un 2eRoman d’Hier, puis un 3eRoman d’Hier, tout simplement, tu serais arrivé dans un genre qui t’était naturel, chose énorme, à une amélioration forcée, & tu posséderais l’expérience qui donne la chose publiée !! Expérience
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qui ne s’acquiert que par la publication ! Sans compter l’argent, non pas considérable, mais rémunérateur tout simplement. Et la réputation qui est de l’argent ! Et note que tu seras forcé d’y arriver, & de remonter au Roman d’Hier, parceque on ne donne que ce que l’on peut donner & cela d’emblée. On perfectionne, on s’améliore, mais toujours dans la donnée de sa première production qui est votre vous. Et tu as voulu être autre que toi.
– J’ai vu Daudet & j’ai eu avec lui à ton endroit une conversation que j’aurais voulu que tu puisses entendre. Et tu sais sa pénétration des choses & des hommes ! Il a eu à propos de lui & de toi des mots très vrais : « Comme beaucoup, Liesse dit-il, (un peu poussé hors de sa réserve par moi,) avait dans les mains un bon petit violon, pas toujours bien au ton, ni bien sonore, mais qui faisait plaisir a entendre & faisait bien sa partie au concert ». Il a entendu jouer les grandes orgues & comme moi, il a voulu jouer de ces instruments pour lesquels il faut de grandes mains & il a lâché son violon pour apprendre l’orgue, le grand orgue ! Moi j’ai vite vu que je ne tirerais pas mes effets de ce grand instrument, si je voulais le faire chanter son plein ; & je n’y ai joué que les airs qui charmaient sur mon violon, c’est qui m’a sauvé. Balzac
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& Zola & Hugo & Dickens sont les derniers grands joueurs d’orgues »
Note que ce qu’il dit là n’est que de la « supposition » puisqu’il n’a rien lu de toi, mais il est très « devinateur »
– Puis moi, je te connais personnellement, & cérébralement, & je connais ta vision.
– Du talent tu en as, & ce n’est pas niable. Seulement je crois qu’en Art tu poursuis une chimère de rendre, irréalisable, & qui plus est inutile. faire vrai, absolument, faire parler vrai, est une niaiserie & une inutilité. Candide est aussi vrai et plus vrai même qu’une scène photographiée d’Henri Monnier. – Se laisser aller à sa nature, & produire comme le prunier produit des prunes, là est le vrai ! – Je suis persuadé que ce que tu as fait depuis dix ans sera « plus fort » que ce que tu faisais auparavant, mais je suis persuadé aussi que cela aura perdu du « charme » qualité que tu avais & qui est le succès. – Tu n’as pas perdu dix ans, mais tu aurais si tu avais produit heure par heure, produit des choses charmantes, que tu ne produiras pas, que tu ne peux plus produire, parce qu’on ne recommence rien ! Si je n’avais pas produit depuis dix ans, si j’avais travaillé tout, ce temps, je ferais des œuvres plus fortes, mais je n’aurais pas passé par les deux ou 300 dessins faits depuis 1875, dessins produits à leur heure !! Et c’est là
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le vrai ! – Tu as la plus déplorable & la plus sotte façon de travailler qui soit au monde, & elle t’a mené et te mènera, à un éternel rabâchement de ton œuvre. Quand on relit l’œuvre constipée de Flaubert (hors Mme Bovary & la Tentation écrits en pleine jeunesse) on sent l’impuissance & l’entêtement stériles. Quel petitesse à coté de la belle abondance de Balzac ! Je sens ce qu’a voulu faireFlobert, mais cela n’a pas eu lieu cela n’existe pas Salambö voilà lui & dans ces lettres il méprise ce livre « facilement fait !!! »
Les Gens de cette trempe on une manie, & tu approches de cette manie : c’est de croire que les choses qu’ils ont le plus travaillées sont les meilleures. Quelle erreur ! En dehors des livres de philosophie & de méditation, les plus belles œuvres d’art du monde ont été « enlevées » dans la rapidité dans l’envolée de l’inspiration. Et vivent les défauts surtout !! Les défauts en Art c’est la vie, c’est la vibration, c’est vous, donné, sans la retouche & la correction refroidissantes, … et inutiles à l’œuvre !
Je sais qu’on ne te fera jamais entrer cela entre les deux sourcils, mais j’ai raison & je te donne, si tu publies, quelques mois pour être forcément de mon avis.
Hervieu vient de publier un excellent livre de contes. Il y a une nouvelle fantastique : Les yeux bleus & les yeux verts qui est merveilleuse.
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de 1er ordre. Il y en a d’autres moins bonnes, quoique caractérisées. – « Je les ai mises » dit Hervieu avec son fin sourire « parce que de deux choses l’une, si je les laissais dans mon tiroir : ou je ne les publierais pas, ou je les publierais l’année prochaine, et l’année prochaine je ne serai plus moi !!! je serai un autre, & votre œuvre doit être vous. »
Note que ces paroles qui ont l’air d’avoir dites pour toi, viennent d’etre prononcées ici, il y a une minute, sans aucune suggestion de ma part ! – Quel hasard ! Et quelle vérité !! surtout !!! Tu vois que tous ceux qui pensent juste sont de cette avis : de la publication au fur & à mesure de la production, comme expression des jours que vous vivez !
De là la 1ère 2e 3e4e manières des peintres, ils peignent leurs sensations & leur manière de sentir la vie, & de l’exprimer au moment où ils peignent, comme l’Écrivain au moment où il écrit.
– Tu es parti du pied gauche, dans une mauvaise route à cailloux, & à fondrières, & tu y patauges depuis dix ans sans vouloir du bon petit sentier net, clair, facile,
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qui menait aux bons endroits. Tu arriveras aux mêmes points, mais on sentira la fatigue de ta marche, & les ahan de l’effort pour te tirer de l’ornière.
Je te trouves étonnant, de ne pas voir la niaiserie de ton labeur. Enfin, je voulais te faire mon sermon de 1886. Je te le referai en 1887 car je crois que tu ne seras guère plus avancé qu’aujourdhui.
–
J’ai fait trente eaux fortes & dix dessins pendant le mois d’Aout. Si je les avais mises de coté pour leur repolir les plis du ventre & leur peigner la tignasse, ils ne seraient pas, & ils sont !
À bientôt donc Mon Cher Ami, & si tu veux être enfin un être quelconque, en art : flanque de coté toutes notes, jusqu’à nouvelle œuvre, toute nouvelle commencée, toute femme si tu en as encore (tu n’étais pas plus né pour vivre avec une femme, que pour faire du roman philosophique). achève ton roman en quinze jours & publie, publie publie. Tu en feras un autre après, si tu as
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quelque chose dans le ventre. Et si tu n’as pas grand chose, tu sauras du moins à quoi t’en tenir. Mais nous sommes en 1886.
Il y a onze ans que tu n’as pas fait un livre ! Si tu vivais 350 ans comme Mathusalem ce serait bien, mais nous touchons à la vieillesse !
C’est une singulière maladie que celle dont tu es atteint de vouloir absolument être un écrivain, in partibus, comme MrForgeot est évèque de Troie en Asie Mineure.
– Vraiment, donne signe de paternité, sans cela je ferai mettre sous toi un cahier de papier en porcelaine comme on met des œufs d’albâtre dans les nids de serins pour leur donner l’illusion de la production. Allons quinze jours de travail, mais pas seize ou tu es foutu !
– N’oublie pas que si tu dois venir à Paris pour ton roman, on tâchera de t’avoir une passe, & tu mangeras chez moi. Je te trouverai un logement, donc tu pourras traiter. mais hélas ! Ton roman de Penélope, doit encore « avoir des retouches » !
Je le sens, cela n’est pas fini ! – C’est le grand œuvre des nécromanciens du moyen-Âge !
Détails
Support
3 feuillets, 8 pages, Vergé, Crème.
Dimensions
176 - 176 -176 x 223 - 112 -112 mm
Mise en page
Écrite en Plume Noir.
Copyright
AML