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Paris le 24 nov. 1888.
Mon Cher Monsieur Rasenfosse,
Je comptais aller moi-même à Liége vous remercier de votre très charmant cadeau. J’ai mis bien du temps à vous répondre, mais j’étais dans un de ces moments de marasme bête, où l’on désespère de son art & de soi, & où on se couperait une jambe pour amuser l’autre. Je m’accuse vis à vis de vous & vis à vis de notre ami Siville qui m’a envoyé son livre – très délicat, & très artiste, – de toutes les mufleries possibles ! Mais, c’est plus fort que tout ! quand je vois l’art misérable & « en dessous » des Grands Rêves, qui est mien, j’ai de vagues envies d’aller dans un coin de Kabylie planter n’importe quoi fut-ce même le bout de bâton a demi brûlé qu’Empédocle laissait aux bords de l’Etna.
Je finirai par ne plus faire, ou plutôt tâcher de faire « de l’art ». Chaque fois qu’une femme nue se dresse sur ma table de modèle, je suis pris de peur, & j’ai envie de m’enfuir très loin, le plus loin possible.
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Merci, encore de ce Bois Brulé Japonais, c’est délicieux ce procédé, & cela donne des effets inattendus. Je vous enverrai au retour du voyage que je vais entreprendre pour me remettre un peu de toutes ces colères contre moi-même, quelques eaux fortes, dont l’Incantation, que j’envoie par Nys à Siville. Je vais à Lagouat, au Sahara, & je tâcherai de gagner Kartoum. Dessiner est devenu un supplice pour moi. Il faut que j’aille n’importe où, & comme les Cavaliers des Légendes, j’ai bien peur que la Peine, la Peine hideuse ne monte en croupe avec moi.
Je voudrais être Detaille.
Je vous serre bien affectueusement la main.
Félicien Rops