Numéro d'édition: 2299
Lettre de Félicien Rops à [Edmond Picard]
Texte copié
N° d'inventaire
ML/00631/0035
Collationnage
Autographe
Date de fin
2024/12/03
Lieu de conservation
Belgique, Bruxelles, Archives et Musée de la Littérature
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Après 1830, on a voulu créer en Belgique une École de gravure.
– On fit venir de Paris, un graveur qui avait déja une certaine réputation : Mr Calamatta. C’était un homme sec, froid, un burin habile, d’un savoir incontestable, et très capable somme toute, de créer une bonne école de Graveurs au burin & de graveurs sur bois. – Ne comprenant rien à l’eau-forte qu’il avait en mépris comme son maître Ingres, il ne convenait que fort médiocrement pour diriger une école qui avait à reprendre la tradition de la grande École des graveurs du 16e & du 17e Siècle & à tâcher de la continuer si elle le pouvait.
– Mr Calamatta fit de bons élèves comme graveurs au burin : Bal, Franck Danse, Devachez, Biot, Meunier ; – Flameng qui vint à Paris & y commença cette école de burinistes-aquafortistes qui ont tant produit depuis dix ans en librairie ; Parmi les graveurs sur bois : Pannemacker, Numans. Oms, Vermorken,
– Il ne s’agit pas lorsque l’on fonde une École de gravure dans un pays, de laisser là les graveurs bayant aux corneilles ! – Il fallait fonder comme à Paris une Calcographie
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qui en devait être le complement, de cette École, c’est à dire un Établissement de Publications gravées & d’Estampes dont l’État se fait lui-même l’Éditeur. De cette façon les subsides & les achats de planches faites par l’État ne sont qu’une simple avance de fonds & l’État tôt ou tard rentre dans son argent par la vente des Estampes, dont il règle les prix les tirages & la mise en lumière. – Ainsi le gouvernement français, par exemple au lieu d’accorder comme une aumône d’entretien, un subside au graveur Braquemont lui achète la planche du Buisson qui avait gravée d’après Ruysdaël & la met en vente à son bénéfice. Les particuliers en outre au lieu de payer cette planche 190 frs à Mr Goupil peuvent se la procurer à la calcographie du Louvre pour cinq francs. – Ce qui est bien agréable pour les petites bourses. – Et en ce faisant non seulement le gouvernement rentre dans ses déboursés, mais encore il fait connaître ses collections dans toute l’Europe & fait pour ainsi dire une réclame à ses musées.
Au lieu de cela on a pris pour entretenir les graveurs le système le plus humiliant pour les protégés, & le plus onéreux pour les protecteurs qui fut au monde ! Le système de l’entretien annuel des graveurs.
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On disait à un graveur : vous allez graver la Tentation de St Antoine de M Gallait, vous toucherez « autant » par an, pendant le temps de l’exécution de votre gravure. Qu’arrivait-il ? que le graveur, qui aurait pu faire sa planche en un an, ou deux ans, mettait huit ans à la faire ! (sic !). Évidemment : le pain était assuré pendant huit ans ! Au bout de huit ans, le graveur vendait à son bénéfice, à un éditeur, français généralement, la susdite planche (lequel éditeur souvent obtenait encore, quelquefois, un subside pour la publier !!!) Cela ne pouvait durer, à la mort de Calamatta, on supprima l’École de Gravure de Bruxelles, quelques graveurs comme Franck, Biot & Meunier continuèrent à vivre naturellement des subsides du gouvernement, qui leur devait le pain quotidien dont je parlais plus haut, accrochant quelques petits travaux en France, d’autres : Flameng & Pannemacker s’étaient expatriés, Flameng se faisait « renaturaliser » Français, & tout retomba dans le marasme national.
Ici, apparaît Félicien Rops homme
naïf, simple & gobeur, au fond ! – Je faisais de l’eau forte tout seul en Belgique & cela m’ennuyait d’en faire mal. – Devers 1862, Je vins à Paris pour apprendre « Mon art » avec l’homme ou plutôt avec les deux hommes qui ont le mieux compris l’eau-forte au 19e Siècle : Bracquemond & Jacquemart. Je travaillais chez Jacquemart, qui venait de fonder la Société des Aquafortistes. Je publiais chez Cadart des planches, aujourd’hui, perdues & effacées mais qui m’attiraient, je crois l’estime des artistes, puisqu’au bout de six mois j’étais nommé membre du Comité de la Société & à la fin de l’année je remplaçais comme membre du jury de la Société, le peintre-graveur Daubigny. Cela n’était pas si mal pour un petit Belge, venu de Bruxelles, ne sachant pas égratigner un cuivre, puis des commandes & des offres suivaient
– J’avais un vrai succès (l’édition épuisée en six jours,) avec les Cythères Parisiennes & j’illustrais avec Courbet, Flameng & Thérond les Cafés & Cabarets de Paris. de Delvau Malheureusement pour moi je reviens en Belgique, où j’avais déja
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publié : Les Légendes Flamandes avec Charles De Coster ; ma bonne âme de Belge s’émeut de l’état piteux où se trouve la gravure en Belgique je rêve toutes sortes de choses, nobles, patriotiques & grotesques : La rénovation de l’Eau-forte en Belgique, la création d’une Calcographie & je me fourre dans la tête de faire de cette petite Belgique si bien placée entre l’Angleterre, la France & l’Allemagne un centre de publication comme Leipzig. – Ce qu’avaient aussi rêvé les éditeurs Schnée & Hetzel. Me voilà à l’œuvre & je commence le travail – énorme quand on connaît les dessous, – de la publication de la Société Internationale des Aquafortistes. – Il fallait faire d’abord des Aquafortistes ! (je vous demande pardon Mon cher Picard, de vous parler de moi ainsi perpétuellement, mais il faut bien vous parler de moi, puisque c’est moi qui m’agitais dans le vide de ce pays, pour lequel il faudrait retourner le mens agitat molem !)
– Bref je réunis quelques artistes & tout en leur expliquant mes idées je leur dis que je suis à leur entière disposition, pour les mettre au courant de l’Eau-forte & leur
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sacrifier tous mon temps. – Notez qu’il fallait tout faire : Créer une typographie propre, faire graver des caractères, créer une imprimerie en taille douce, faire venir un imprimeur de Paris à mes frais en lui assurant la vie pendant trois années par contrat ; – Faire une cuvée de papier de Hollande chez Van Gelder à Amsterdam & en prendre pour trois mille francs ; Retrouver & remonter des presses, Louer des locaux tous cela à mes frais, faire toutes ces avances, & en même temps faire des élèves ! – Quelques uns vinrent : Smits, Goethals, Lambrichs, Boulanger (qui a fait quelques très belles eaux fortes ), Asselbergs, Taelemans, Artan, Schampheleer, Otto Von Thoren, Storm de Gravesand, le plus zélé & le plus adroit, Henri Vanderhect &c &c. Cela faisait « un noyau ». La Comtesse de Flandre & Savile Lumley avaient accepté les présidences, & elles leur avaient été offertes comme devant protéger efficacement l’œuvre (!!!) Je passe sur toutes les tragi-bouffonneries dont je vous ai déja parlé : la réclamation de cette fameuse presse de l’ancienne École de gravure, disparue ; personne ne savait où elle était ! sa retrouvaille dans les greniers de l’hôtel de ville,
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puis les engagements par écrit « de ne point démolir l’hôtel de ville, en descendant la presse, des greniers ». (!!) Somme toute lorsque parut le premier N° de la Société Internationale des Aqua-fortistes, j’avais déboursé douze mille francs que je portais aux profits et pertes, & le fameux appui promis se résolvait en vingt membres protecteurs dont quatre fournis par la Comtesse de Flandre laquelle pas plus que les autres riches protecteurs n’ont jamais donné un traitre sol à la Société. Le Gouvernement prenait quelques exemplaires, & donnait quelques secours à mon pauvre imprimeur que je faisais vivre comme je le pouvais en attendant cette fameuse Calcographie qui m’était promiseformellement par Mr Van Soust & pour laquelle j’avais fait tous les plans & devis d’établissement, que je devais fonder pour la plus grande gloire de la Belgique & qui est encore à venir.
– Enfin, fatigué, abreuvé de dégouts me heurtant à toutes les malveillances à toutes les inepties, à toutes les inerties, j’ai lâché tout, faisant rentrer mon imprimeur chez Cadart & ne demandant rien à personne. Voilà l’histoire de l’œuvre que
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j’ai voulu accomplir Mon Cher Picard. J’y ai perdu trois ans, une dizaine de mille francs ce qui est peu ; mais j’y gagne le mépris des plus souples & des plus adroits, avec des calomnies bêtes en plus, et je trouve que c’est trop.
Vous avez voulu que je vous raconte tout cela & je l’ai fait.
Quant à l’Exposition de 1880 si déplorable pour moi l’histoire en est simple. Rousseau – non pas pour moi, mais pour avoir un nom de plus voulait me faire exposer. Je m’y refusais parceque je croyais que l’attrapade n’était pas un dessin d’exposition & que mon œuvre était épars & qu’il était impossible de la réunir. Rousseau insistait, comme vous pourrez le voir par la lettre ci-jointe. Je n’ai plus répondu & j’en ai pâti. À part l’attrapade, tout ce que Rousseau avait réuni sans mon consentement, était ridicule. Et cela m’a fait un tort énorme. J’aurais pu envoyer un huissier & faire enlever tout cela. Je ne l’ai pas fait, il était mon ami. Je crois qu’il me doit quelques égards. J’aurais pu le mettre
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dans une position bien fausse. Je trouvais cela indigne de moi.
Quant à mon œuvre Mon Cher Picard, elle est mince, bizarre décousue, mais j’ai beaucoup travaillé, en somme. L’Œuvre de Rops publié par le libraire Olivier & par Bonvoisin ne note pas la cinquième partie des Œuvres Publiées. J’ai gravé 456 pièces « avouables » publié 300 lithographies. Je crois que bien des dessinateurs Belges ne pourraient pas en dire autant. Je n’ai jamais songé ni à récriminer, ni a demander ; – tous mes amis ont eu des commandes du gouvernement pour 10 à 15,000 frs au bas mot. – Je n’ai jamais eu même une demande de travail. Je crois n’être point en dessous des autres & j’en douterais peut être si les propositions absolues de l’administration des Beaux-Arts d’ici, n’étaient venues me consoler un peu, quoi que j’aie cru par délicatesse ne les point devoir accepter. Puis, mes eaux fortes se vendant cher maintenant, il faut croire que je ne suis pas tout à fait le dernier venu. Tout cela ne prouve rien & je ne veux pas plus demander qu’avant. La seule chose qui m’ait touché, c’est que
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des imbéciles ayent profité du dédain du gouvernement à mon égard, pour m’attaquer dans l’affection que me doit & que me porte mon fils, en tâchant de me représenter comme un Monsieur méprisable « que l’on ne décore pas parce qu’il a dessiné des « cochonneries ».
C’est la seule chose je vous le jure qui m’ait touché, je vous en donne ma parole d’honneur, mais elle m’a touché bien sensiblement !! Ceux qui ont voulu me faire mal ont choisi le seul endroit vulnérable.
Bien à vous de cœur
Félicien Rops
Je vous envoie mon dernier article par la poste.
Jamais je n’écrirai dans ce journal bête, & j’espère vous envoyer ma prose un peu vive pour les journaux comme l’Illustration.
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