Numéro d'édition: 1615
Lettre de Félicien Rops à [Camille Lemonnier]
Texte copié
Expéditeur
Félicien Rops
Destinataire
Camille Lemonnier
Lieu de rédaction
s.l.
Date
1890/09/24
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
68546
Collationnage
Scan
Date de fin
1890/09/24
Lieu de conservation
France, Paris, Ancienne collection du Musée des lettres et manuscrits
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24 sept. 1890.
Excuse moi Mon Cher Camille de ne pas t’avoir encore écrit. J’ai eu un tas d’embêtements : planches ratées, dessins qui ne marchaient pas, rages & « mélancholieuseries » artistiques, bref, toutes les mauvaises herbes de la St Jean dans mon jardin. Je t’écrirai dans deux jours. Tu n’as pas besoin de ce que je peux t’écrire car tu sens le livre qu’il faut faire, mais je t’écrirai, au galop, quelques choses vues, & mon sentiment sur tout cela. Voilà. Je suis très heureux que tu empoignes ce livre. Il entrera en plein dans le tuf de la vie d’aujourdhui. Ce livre est dans l’air. J’aime mieux t’écrire que de causer avec Lenain, qui t’aurait mal traduit mes paroles, probablement. Il est trop sage, c’est pour cela qu’il fait de bonne gravure, – car il en fait de bonne ; et moi je n’ai jamais pu graver un cuivre sans éclabousser ma planche, brûler ma table & mes doigts, et m’envoyer à tous les diables en fin de compte.
Lenain a une très bonne idée de retourner en Belgique. Il n’y a plus làbas de bons graveurs, et cependant c’est si bien dans le tempérament du pays ! À part Biot & Meunier, le reste n’est qu’un ramassis de chaudronniers. Lenain prendra la tête. C’est un doux entêté, & qui a
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une réelle intelligence de son art. Puis il sait son métier ce qui est toujours bon et partout et toujours.
À bientôt Mon Cher Ami, va ton chemin et bûche, ne laisse rien de lâché dans ton livre. Parfois ta fougue t’emporte et tu laisses derrière ta plume des choses que tu devrais revoir, ou qui sont inutiles. Trop d’imagination, condense-toi. Enferme ta belle ardeur dans une malle comme Gouffé ; le livre en pèsera plus. Ta dernière œuvre est bonne, mais il y a peut être trop, et elle eut gagné en plus grande simplicité, et en « reserrement des tissus. Ah l’imagination ! Tu en revendrais ! – Je crois que dans ton œuvre nouvelle, il y a à faire dominer deux ou trois grandes figures d’artistes « luxueux » les uns luxueux par banalité de nature comme ce bon Carolus. Né du peuple, non pas du paysan vrai, comme Courbet, Proudhon ou Veuillot, qui en avaient gardé la robustesse, la grosse santé, les mains gourdes & puissantes à la fois, mais du peuple « à punaises » des « collidors » noirs des ruelles de Lille. Il s’appelle Charles Durand, au demeurant, et tout est dans le nom ! De simple wallon de Lille, il devient Espagnol, joue de la guitare comme un majo & se vêt de pluche à tons sonores. Il fait des armes, et préside les tournois de salles d’escrime ; sans s’être jamais battu ! On le voit aussi au Bois « calme sur un cheval fougueux, et il est naturellement aimé de « la plus Belle, » qui n’est pas « la plus Belle » ni même belle, mais ce n’est pour lui que
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motif à racontars discrets, à « dissimulation » derrière la grille des loges d’avant-scène, et il suffit pour sa félicité propre de « montrer » et de faire croire. Il a Espagnolisé son pauvre nom qui n’existait pas assez. C’était « le fiDurand » à Lille,. À Paris c’est « Carolus Duran »
Type secondaire, heureux de petites vanités, doué d’un gros talent commun, qui répondait à l’idéal d’une Bourgeoisie grossièrement corrup corrompue et sans goût, il devait réussir, & son labeur facile lui a donné les petites joies après lesquelles il soupirait dès
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les premiers trous de culotte de labàs. – Rapace de race & d’éducation, intelligent comme un camelot, et laborieux ; remuant, il représente : la réussite, car ils ne meurent pas tous ! – Avare comme tous les pauvres des villes manufacturières, par hérédité ; il garde son argent précieusement et tient ses livres : Livré fin courant un portrait :
Voilà le type de la réussite, mieux de l’arrivé. Il y a
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mise en fuite par le bavardage des filles, et où l’œuvre executée n’est pas un bon article comme au bon marché.
Ne pas oublier le peintre Rastaquouère : Muncaczi comme portrait.
Il faudrait par un rapide tableau & comme ouverture au livre, n’importe comment, rappeler la vie simple des « vieux » : Le père Corot, Daubigny. Rousseau, Millet, Daumier
Voilà selon moi ce qu’il y a :
1° le rastaquoère : Muncaczi, le plus réussi. Brozick etc etc etc
2° L’arrivé : Carolus
3° Les Luxueux, vaniteux et malheureux malgré leur talent, – leur honnêteté leur bonne volonté de faire de l’art sincère : Stevens, Nittis, Leloir etc
4° Les Luxueux effrontés : Les Detaille les Gervex &c talents à putains, et vivant de leur vie.
5 – Les Simples
6 – Les Femmes des premiers
7 – Les Femmes des seconds.
Difficile à faire ton livre, mais il y a là matière à un succès réel. Note Mon Cher Camille, que dans tes œuvres, jusqu’à présent le public vivant de Paris n’est pas touché. Je parle du public comme celui qu’a peint, hélas ! avec
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une plume de colibri au lieu d’une plume d’acier le bon Daudet dans ses romans. L’Immortel et d’autres livres de lui, n’ont touché que par les personnages vivants & réels. Ton œuvre à toi, et ta personnalité à toi, appellent de nouveaux moyens de rendu. Je suis certain que tu es appelé à rendre fortement la physionomie physique et morale de notre bizarre époque. Bon courage ! Inutile de te dire n’est-ce pas Mon Vieux, que tout ceci est entre nous. Dans un temps prochain tu me rendras ces lettres qui n’auront plus raison d’être gardées. Nous sommes tous mortels, comme dit mon propriétaire, & cela me donnera des coudées plus franches pour te dire ce que j’ai à te dire, ou plutôt à t’écrire. – Les lettres vont loin, et plus tard, il y a des gens bêtes qui ne les comprendraient pas, et avec ces choses là pourraient nuire à la mémoire de gens qui n’étaient que « faibles » & qui par leurs souffrances mêmes, méritent que l’on fasse l’oubli sur leurs fautes.
Nous avons nous, phsycologues, le droit de tout voir, & de tous dire ; mais il faut le faire de façon à ne pas servir les petites haines, et voir les choses de haut, comme toujours.
J’espère que tous les tiens comme toi sont en bonne santé. Présente mes Compliments respectueux à ta femme je te prie.
Ton vieil ami et à bientôt
Félicien Rops
Détails
Support
.
Dimensions
indisponible x indisponible mm
Copyright
Ancienne collection - Musée des lettres et manuscrits
Personnes citées
Félicien Rops
Camille Lemonnier
Jean-Baptiste Camille Corot
Gustave Courbet
Giuseppe De Nittis
Pierre Prudon
Alphonse Daudet
Alfred Stevens
Édouard Detaille
Jean-Baptiste Auguste Leloir
Gouffé
Honoré Daumier
Mihaly Munkàcsy
Louis Lenain
Carolus-Duran, né Charles Auguste Emile Durant
Jules Dupré
Henri Gervex
Louis Veuillot
Gustave Joseph Biot