Numéro d'édition: 1657
Lettre de Félicien Rops à [Félix Nadar Tournachon]
Texte copié
Expéditeur
Félicien Rops
Destinataire
Félix Nadar Tournachon
Lieu de rédaction
Paris, 21 Rue de Grammont
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
NAF/24284/526
Collationnage
Autographe
Date de fin
2024/12/21
Lieu de conservation
France, Paris, Bibliothèque nationale de France, Département des Manuscrits
Apostille
(aout 1888)
Page 1 Recto : 1
Paris 21 Rue de Grammont – Jeudi 30
Comment expliquer certaines nuances de la sottise humaine mon bien Cher Nadar. Tu habitais Paris, moi aussi ; caché dans un coin, un peu pauvret un peu mélancolieux, un peu souffreteux, avec, au ventre, toutes les affres d’un art que je sentais grouiller en moi, & qui ne voulait pas issir à la vie ! « Je te voyais mon vieux Cher Ami, un peu partout chez Durand aussi, & je te disais : mon bon Nadar, je t’aime bien, tu as toujours ta belle auréole d’homme bien portant & vaillant, je te sais heureux, cela me fait plaisir, pardonne moi de ne pas aller t’embrasser, mais je ne sais pas ! je ne dois pas le faire maintenant ! » – Pourquoi – ? que veux-tu, je ne sais pas ! – C’était idiot, connaissant ton cœur & ta bonne nature vibrante à éternité. Peut être par cette mauvaise honte, par cette timidité de la pauvreté que connaissent, plus que d’autres, ceux qui sont nés dans les dentelles, & à qui la vie a souri jusqu’aux oreilles. J’avais jeté mon argent par les portes, par les fenêtres, & par les lucarnes, me disant que lorsque je n’aurais plus qu’un sou, je le jetterais en l’air pour voir s’il retomberait pile ou face. Bon ! Après avoir couru le monde, du Cap nord au Cap sud, mangé mon dernier cheval, toute une fortune jetée aux sept vents du ciel, comme tu jetais ton lest pour monter plus haut, je me trouve face à face avec « la vie ». J’ai toujours eu une qualité ou un défaut : c’est de ne m’intéresser à moi-même qu’autant que valent les choses que je peux porter en moi. Je me disais : si tu es réellement un artiste, c’est bien, je te respecte, si tu n’es qu’un bon cavalier, tu entreras comme moniteur au manège Pellier, tu offriras la main au pied des dames-élèves, & tu n’en vivras pas moins en joie, avec tes 300 frs par mois, – seulement plus d’art ! il ne s’agit pas d’aller grossir le troupeau des gens habiles, & des élèves de meissonnier ! Tu seras un beau moniteur, voilà tout ! » – Je fais des dessins, & je vais trouver J.F. Millet : Superbe ! mais, il faut vous recoller à la nature ! – Je dessine le jour un tas de niaiseries, pour Mme La Vie, & le soir, sous le pseudonyme de « J. Vriel » ! je vais potasser le modèle – à fond, au passage des Panoramas, où j’échappe aux leçons de Boulanger, Bouguereau & d’un tas d’autres voleurs. Cela dure deux ans. Millet me dit un beau jour : Assez ! allez y maintenant ! Je couvre l’Europe de femmes nues, je trouvais cela joli, moi, mon Vieux Nadar, les femmes plusque nues, & puis ce diable de Millet en avait fait des tas, aussi avant l’œuvre austère. – Tu sais que j’étais marié, la bàs, ma femme était très riche, le fils aussi. Incompatibilité d’humeur d’ailleurs : je lui avais trop dit, à ma femme : ne m’attendez pas pour dîner, je pars pour la Laponie ! » – puis un homme pauvre ne peut pas vivre avec une femme riche, & de là
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un tas de divorces ! – Puis des bonheurs dans les jours mauvais : Je me remarie avec une belle & bonne femme, courageuse & souriante. J’ai une fille qui est grande comme toi, des bonnes petites belles-sœurs qui travaillent, & me soutiennent par leur exemple & leur bonne humeur. Puis un bout de succès et les peuples heureux n’ont plus d’histoire ! » Voilà tout ! Ce n’est pas grand choses & l’artiste n’a pas fait belle œuvre, mais j’espère, & j’espèrerais faire quelque chose de beau, jusque sous les doigts de la Camarde. – Toutes tes joies, & tes tristesses ont été miennes, tu vois bien que je ne t’ai pas trop quitté ! Je savais bien que quelque chose nous rapprocherait ! – Et si ce quelque chose n’était pas venu, je serais allé à toi, à mon premier succès, – car j’en aurai un ! (et, ne ris pas – grande bête !) avec mon paquet, & je t’aurais dit : Tiens tu vois bien que tu vais raison – en 1814 ! – d’
Oui – nous sommes voisins : j’ai acheté, sur les économies du sous lieutenant de la Dame Blanche, – une porte, rien qu’une porte dans les rochers, & je suis rosiériste, ah ! nous voisinerons : c’est que j’ai des années à rattraper mais je pars ! Mon vieux, ma grande bringue de fille & ma femme itou & ma belle sœur aussi m’entrainent à la mer, & je suis le plus faible. Et non seulement toi, que je rate encore une fois, mais Grevin une de mes admirations & de mes joies ! Dis lui que je le retrouverai mort ou vif, & que je lui dirai, net, ce que je pense de lui !
Je t’embrasse mon Vieux grand frère, et présente mes Compliments & mes regrets à Mme Nadar que je n’ai pas l’honneur de Connaître, mais que je connaîtrai bientôt je l’espère.
Ton petit frérot
Fély Rops
Je t’écris au crayon – tant pis ! Déchiffre
Plus de papier – tout cela dans ma malle.
Détails
Support
1 feuillets, 2 pages, Papier à dessin, Crème.
Dimensions
216 x 231 mm
Mise en page
Écrite en Crayon Gris.
Copyright
BNF