Numéro d'édition: 3570
Lettre de Félicien Rops à [Jacques Pradelle]
Texte copié
Expéditeur
Félicien Rops
Destinataire
Jacques Pradelle
Lieu de rédaction
s.l.
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
LEpr/289
Collationnage
Scan
Lieu de conservation
Belgique, Province de Namur, musée Félicien Rops, Province de Namur
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Mardi.
Mon Cher ami vrai, car tu l’es pour moi, & « comme d’enfance », puisque tu es le seul à qui je dis des choses que l’on se cèle à soi-même, tellement je trouve cette amitié solide & n’ayant aucun besoin d’épreuve. Il n’y à qu’à toi que j’ai montré le fond de l’âme blessée de l’artiste, la plaie vive, l’obsession douloureuse & sans trève. Uzanne le devine ce tréfond d’angoisse ; – Gouzien n’y comprendrasi pas, malgré sa belle amitié, à laquelle je tiens beaucoup. Ssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssss
Je fais une voyage en Amérique pour « accompagner ma femme qui a affaire à New-Yorck » - Car ma vaillante & bonne compagne de vie, sans que je lui ai dit un mot, a eu l’intuition des tristesses cachées, & a voulu m’accompagner. Oui mon vieux, je ris & à l’occasion je marseillaisie comme si j’étais Cannebièrais de naissance, & je ris de moi surtout ! – mais quand
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j’entre dans l’atelier, quand le modèle, ses guenilles tombées, apparaît dans la belle lumière, & que la Grande, l’Effrayante, la Terrible Nature se dresse sur la table de modèle, & me défie, & me fait pâlir de peur : alors vois-tu , mon vieux Pradelle, je sens le rien que nous sommes, nous : « Ceux d’aujourd’hui », les mains pleines de vieilles formules, usées comme les trop bons vins, la bouche baraguoinant les mots banals & vides, dont la verdeur est restée aux lèvres des anciens, & avec lesquels il n’y a plus à faire tressaillir l’âme des hommes. Quoiqu’il fasse, qu’il exprime son idéal par le Verbe, qu’il le concréta par la matière ; qu’il le fasse vibrer dans l’air par les sonorités des instruments & des voix ; ce que l’artiste le met dans son œuvre parlée, écrite, peinte, sculptée ou chantée, c’est son cœur, c’est lui-même. Que faire & que produire si pour marquer ses sensations et les faire passer en battements dans l’artère de ceux qui écoutent, qui lisent, qui regardent, in n’a dans ses mains émues qu’un outil fourbu, dont l’acier rouillé ne peut plus faire jaillir d’étincelle ? Ah ! Mon vieux, ne crois pas que je désespère de l’Art lui-même. Je ne désespère que de mon moi ! ». – Devant l’anéantissement de la peinture d’histoire, & de la peinture religieuse, je ne rabats pas sur mes yeux un tarpet académique en m’écriant : On a chassé Dieu, & on renie les héros, que nous restera-t-il ? – Je sais qu’il nous reste l’homme ! Jupiter n’a pas emporté la Majesté et la Foudre, ni Vénus l’Immuable Beauté & l’Amour ! il nous reste toutes les passions que l’homme avait prêtées à ses Dieux & à ses héros & que nous sentons s’agiter en nos âmes. Et les gothiques, dont je voudrais être un humble continuateur, eux l’avaient bien senti ! et si la déplorable Renaissance n’était pas venue sous ses pompes froides, sous ses magnificences sans âme, étouffer leurs belles « humanités », ils auraient continué à
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peindre l’homme & la femme de leur temps, souffrant du rendu de leurs douleurs, ou souriant à leurs joies, vivant de leur vie, & faisant passer dans leurs créations leur âme émue & la grande Charité qui les faisaient frères des êtres qu’ils peignaient ; et tout cela, à travers même les théogonies & les guerroyements, sans s’en préoccuper, comme chose secondaire, & ne voulant voir que l’éternelle Humanité dans ces affabulations. Si j’avais été un grand artiste, au lieu du géant manchot que je me sens, et paralysé encore ; j’eusse voulu reprendre leur œuvre, en préraphaélite convaincu que je me suis toujours senti, avec plus de sincérité encore que le vieux Durer, (car la Renaissance l’avait déjà touché de ses corruptions,) j’eusse voulu à travers les Imaginations qui me sont personnelles, rendre tout simplement, honnêtement, amoureusement ou terriblement, la Vie & le Nu de mon temps comme j’aurais voulu peindre ses douleurs, ses allégresses ou ses héroïsmes. Mais pour montrer aux yeux des voyants, ces visions
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nouvelles & ces nouvelles synthèses, il faudrait inventer de nouvelles expressions & de nouvelles formules presqu’impossibles à trouver en art Court, rebelle aux spiritualités, & aux rendus des émotions cérébrales ; inférieur à la pensée écrite, & à la Musique dont les transformations génésiques sont sans fin. Art dont les techniques même ont eu déjà leur apogée, & en sont d’autant moins renouvelables. J’avais beaucoup souffert en Bretagne, après le départ de nos amis, car une fois de plus j’avais constaté ma réelle impuissance à exprimer ce que je sens. D’où les diables noirs dans la cervelle. Je voulais t’écrire, comme je le devais, & cela m’était impossible, - de toute impossibilité. Je te sais gré de ne pas m’avoir trop tenu rigueur de ce manque d’affectuosité. Je me sentais avoir besoin d’un coup de violence qui m’enlève à moi-même & aux autres, & je me sentais repris de ce désir du départ de cette fièvre de « l’aller loin » qui m’agitent aux heures pénibles. – Le Hasard m’a servi, un américain est venu me proposer de partir avec lui, pour voir s’il y aurait moyen de faire, d’un
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crayon intense, une œuvre intitulée : « Strange America » l’Amérique Etrange pour fixer, – sur l’airin des âges, - les « types formidables que la Civilisation mêlée aux vieilles sauvageries, a fait éclore labas, du la Huron aux bouche du Mississipi, de l’Hudson aux montagnes Rocheuses : Derniers trappeurs, filles des tripots sous les tentes, bouviers enrichis, chercheurs de placers, voleurs de pépites, assassins à gages, banquiers errants, Sioux en pantalons de la Belle Jardinière, Lakistes pik-pokets avec des bibles sous l’aisselle ; tout ce qui va disparaître dans cette première étape de la formation d’un grand peuple. Il ne m’avait demandé le secret jusqu’à aujourd’hui jour de son départ, voilà pourquoi je n’ai pas dit le motif de mon voyage à nos amis. Je vais donc d’abord faire un voyage d’exploration première, jusqu’à Chicago, & les lacs ; ma femme restera à New-Yorck, ou elle a des amies, puis reviendra à Paris, & je reviendrai un mois après elle. Voilà l’histoire en ses détails. Avant de quitter New-Yorck je signerai, si cela me va, le contrat d’engagement, & une assurance sur la vie, (est ce assez Yankee ?) car il paraît que dans les coins ou nous devons aller les balles de revolver traversent l’air comme des mouches ! J’espère beaucoup pour mon art de cette sortie hors des milieux ordinaires de la vie ; il me semble que je vais emporter toutes mes défaillances, comme Hercule enlevait les Pygmées, & les jeter aux grandes lames qui viennent d’Islande. J’ai besoin, je te le répète, Vieux & Cher ami, de ces grandes secousses dans ma vie. Le Magyare parfois se réveille & veut se sentir comme dans la Püsta, emporter dans des infinis d’air & de lumière. Je tiens de cette race là des côtés presque ridiculement épiques, dont je me défie en ce temps ou les grandes aspirations font naître les sourires. – Il faut aux tempéraments d’aujourd’hui, pour le bourgeois « protecteur des arts, des artistes à hauteur de son bedon, & il est effrayé par les choses qui lui paraissent trop élevées, comme les animaux par le bruit des orages. Mais note le bien : Je ne suis pas un « exalté » le bon sang Flamand de ma grand’mère est venu tempérer ces ardeurs du Midi. J’ai en horreur
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les désorbités & les Désorbitées encore plus ! Gens sans tempérament puisqu’ils ont besoin de s’en créer de factices, & insupportables par leur absence d’idées réellement personnelles. De même que j’aime les belles grandes femmes, reposantes, toniques ; aux belles lèvres recourbées ; sans maquillage sur leurs peaux saines & roses ; aux cous pleins, & aux jambes robustes comme des colonnes de temple ; j’aime en tout ce qui est fort, naturel & vrai. Et c’est pour cela, parce qu’avec mon œil honnête j’ai pu voir, que j’ai fait ce commencement d’œuvre. Eh ! si j’avais été « le corrompu » de cette œuvre, je n’eusse pu la faire !
Détails
Support
2 feuillets, 6 pages, Vergé, Crème. Papier
Dimensions
17,9 cm x 22,4 cm mm
Mise en page
Encre métallo-gallique noire