Numéro d'édition: 1524
Lettre de Félicien Rops à [Charles Archbold-Aspol]
Texte copié
Expéditeur
Félicien Rops
Destinataire
Charles Archbold-Aspol
Lieu de rédaction
Paris
Date
1890/01/14
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
ML/04483/0002
Collationnage
Autographe
Date de fin
1890/01/14
Lieu de conservation
Belgique, Bruxelles, Archives et Musée de la Littérature
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Paris le 14 janvier 1890.
Il y a réellement, Mon Cher Monsieur Archbold des coïncidences bien extraordinaires. Hier en sortant de mon atelier je trouvais votre lettre, juste au moment où j’allais prendre une voiture pour me rendre à Passy, chez un de mes collectionneurs, dans le but de lui faire une proposition relative à l’affaire dont je voulais vous entretenir, et pour laquelle je voulais vous prier de passer par mon atelier, avant votre départ, afin d’en causer longuement, & tout à fait à notre aise. – Après avoir lu votre lettre & toutes réflexions faites, j’ai remis ma visite, & j’en reviens à ma première idée de vous en parler d’abord, avant de m’adresser à d’autres. J’aime mieux cela.
Donc puisque vous le voulez nous allons en parler et très longuement, comme si nous étions déja de vieux amis, ce qui viendra je l’espère. – Ce sera long, parceque ce que j’ai à vous dire est long à expliquer, & beaucoup de choses faciles à dire de vive voix sont difficiles à expliquer & à développer par écrit, surtout lorsqu’il s’agit d’intérêts pécuniaires, mêlés à des intérêts d’ordre moral. Quoique je n’aie jamais pris grand souci des premiers, je suis forcé de m’en occuper ici, pour donner satisfaction à des tiers.
Vous savez Mon Cher Monsieur Archbold, que je suis parmi les artistes de mon temps, pour lesquels à part quelques très honorables exceptions, la question d’argent est surtout le vrai moteur, une espèce de maniaque qui a toujours rélégué cette question au troisième plan. Et si je vaux quelque chose, c’est par cela.
Or voici, pour assouvir une autre passion bizarre qui m’est aussi propre : celle de l’obscurité, chère aux fiers, & de ne désirer par conséquent qu’un public très restreint, ce que j’avais imaginé & ce que j’ai mis avec grand plaisir à exécution depuis une dizaine, ou plutôt une douzaine d’années, peut être même plus ! : Je cédais à ceux de mes amis qui aimaient passionnément ce que je faisais et qui me collectionnaient, des épreuves de mes eaux fortes, des dessins, des croquis, à des prix plus que modestes, à une seule condition, mais expresse : c’est que ces amis s’engageaient à ne jamais revendre, – pour aucune raison aucune pièce de ces collections, ni de les donner sans mon consentement, ni de publier des fragments des lettres ou des bouts de lettres qui sont sur beaucoup
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d’épreuves, suivant ma vieille habitude d’écrire à mes amis sur les épreuves que je leur fais parvenir. Et dans le cas où la vente en serait imposée, soit par besoin d’argent, soit pour d’autres causes de force majeure : mariage avec des femmes prudes, changement de goûts ou de position, etc etc – de me donner dans ce cas la préference comme acquéreur, & de me recéder ces collections au prix très amical auquel je les avais cédées, moi même. De cette façon je faisais plaisir à des amis amis que j’aimais, et dont quelques uns n’avaient pas grande fortune ; mais encore, je pouvais leur vendre à eux, des dessins, des études, des croquis fort intéressants, que je n’aurais pas voulu vendre à n’importe quel prix aux marchands, & qu’ils n’eussent pas compris. Je pouvais mettre dans ces lots, un peu fraternels, des études intimes, mille choses de ma vie, dessinées au jour le jour, pour moi, œuvres inachevées, projets, pensées jetées au hasard, au courant de la plume ou du crayon, sur un bout de papier quelconque, lettres à croquis, esquisses de morceaux de la femme qui est là flanant nue dans l’atelier, rêves bizarres qu’on ne réalisera jamais et que l’on oublie comme le baiser donné sur une jolie bouche en passant dans la foule, & qui ne va pas « plus loin ». Il y a tant d’œuvres mort nées dans la vie d’un artiste nerveux et facilement découragé comme je le suis, que l’on ne poursuit pas, & dont on veut cependant garder le souvenir fugace, la vie d’une minute, l’impression ressentie, ainsi que l’on accroche un loup de velours noir qui vous rappelle un souper de bal masqué & deux beaux yeux qui brillaient là dessous.
Mais la vie liquide tout ! Des cinq ou six amis intimes qui collectionnaient ce que je ne montrais même pas à d’autres, il en reste peu. Les uns, comme Dommartin se sont mariés, les autres Edmond Carlier, (qui a maintenant une grosse place aux Sleeping-Cars, ont subi des pertes d’argent et ont dû se restreintre, et faire argent des choses auxquelles il était le plus attaché. D’autres sont morts. J’ai dû racheter ces collections, au prix de vente, & pour éviter les marchands, j’ai dû les recéder à mon tour, en les fractionnant, hélas, à mon cœur défendant ! quelque fois, lorsque ces collections étaient trop importantes pour la bourse des preneurs, à de plus jeunes et de plus nouveaux amis, dont je dois le dire, je n’ai jamais eu à me plaindre, qui ont tenu leurs mystérieux engagements vis à vis de moi, & ont respecté mes respectables manies. Je les choisissais d’ailleurs parmi ceux qui s’intéressaient assez à mon œuvre intime, pour attacher plus de prix à ces produits « singuliers » qu’aux œuvres plus parfaites qu’ils pouvaient trouver chez les marchands. C’est ainsi qu’une partie de la collection Carlier est à Marseille, depuis quelque mois ; une autre à Londres, et celle de Dommartin chez Lord Porchester. – Maintenant après ce préambule nécessaire, je viens au fait, toujours au galop, – un galop prolongé ! L’un de mes collectionneurs de Belgique, et le plus cher de tous peut être, était un de mes amis d’enfance : Émile Hermant médecin principal de l’armée Belge à Louvain. Plein de talents divers, fils de français d’ailleurs, il gravait lui-même fort joliment, et écrivait en belle langue des récits de ses voyages. Comme il avait une place très bien retribuée, et un peu de fortune personnelles, il mettait de coté chaque année un millier de francs pour assouvir sa passion pour les Rops, et arrondir sa collection, qu’il appelait : « son entretenue ». Comme nous étions très intimes & que je lui écrivais souvent, je ne me gênais pas avec lui et les croquis les plus scabreux, les études les plus cachées et les plus secrètes, passaient dans le portefeuille d’Hermant, qui restait à demeure dans un coin sombre de l’atelier. Il avait été le compagnon joyeux de l’Université de Bruxelles, nous y avions potassé ensemble notre examen de Sciences ; je n’avais pas à me gêner avec ce copain des parties ca
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le docteur Hermant asphyxié dans son lit, par le chloroforme, après avoir préparer sur une table tous les outils nécessaires à une opération. J’appris alors ce que mon pauvre ami m’avait caché, & ce dont personne ne pouvait se douté, qu’il portait depuis six mois un cancer à la gorge dans une place très dangereuse, qu’il ne s’en était ouvert qu’à son frère, – médecin comme lui, & à un autre docteur, celèbre professeur de l’Université. On avait décidé que l’opération aurait lieu à jour fixé. Et c’est pendant la nuit qui précedait ce jour fixé, que ce pauvre Émile Hermant, devant l’irrémédiabilité de son mal, s’était jugé, & condamné à mort. – Comme il avait été poussé à la mort par un coup de désespoir de la dernière heure, il n’avait pris aucune précaution testamentaire. Le partage se fit entre les frères, et le plus jeune a hérité de la collection. Je lui fis part des engagements qu’avait pris son frère, & nous sommes entrés en arrangement, arrangement assez bizarre comme vous allez le voir.
Par suite de je ne sais quelles dispositions testamentaires l’héritier n’entrera en possession de sa collection que le premier mai prochain. C’est un très brave & honnête garçon que cet héritier, mais il est besogneux et peut être un peu joueur. Il se défie de lui, et il m’a tenu ce discours : « Mon Cher Rops, je veux bien tenir les engagements de mon frère, je le dois d’ailleurs, & vous revendre ma collection, mais si je vous revends le tout en bloc pour le prix qu’elle a couté : cinq mille deux cents francs, mettons cinq mille francs nets, (prix qui est d’accord avec ce que me disait mon frère, et vos reçus que vous donniez pour la bonne règle,) et que vous pourrez trouver de la collection en la fractionnant entre quelques fidèles, je boulotterai la somme très vite, et je me trouverai le bec dans l’eau et dans le vide plutôt. Voulez vous que nous fassions un arrangement ? Vous me donnerez 500 frs tout de suite. Donc vous me paierez d’avance, par anticipation, comme disent les notaires, le premier lot que je vous livrerai le 1er mai. Le premier mai venu vous me donnerez 500 frs pour le lot que je vous livrerai le premier Aout et ainsi de suite de trois mois en trois mois jusqu’à
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concurrence des cinq mille francs. Cela m’embête de vous demander l’argent de chaque lot d’avance, mais que voulez vous vous me connaissez, je suis un Danaïde mâle. » – J’ai accepté, & je dois remettre le 20 janvier cinq cents francs à Mr Edmond Hermant pour que l’affaire soit faite et bien faite. C’est lui qui a fixé la date. – Je comptais naturellement n’avoir aucune difficulté à payer ces cinq cents francs, mais je viens de payer mon terme, les étrennes m’ont mis un peu sur la paille, bref je serai forcé de demander ces cinq cents francs à l’acquéreur de la collection Émile Hermant, et cela me gêne fort. Je vous aurais parlé tout de suite de cette affaire, sans ces maudits cinq cents francs. Je sais bien que je n’ai qu’un mot à dire pour que la caissière de la maison Duluc me les avance, mais – (vous voyez que je vous raconte tout comme à un vieil ami) je me suis fait une loi de ne jamais mêler mes propres affaires avec celles de la maison de ma
– Maintenant je veux vous faire une proposition : Je ne veux pas vous demander d’acheter comme cela, une collection de cinq mille francs sans l’avoir vue, la somme est déja d’importance, & ce serait de ma part presqu’une indélicatesse. – Vous ne pouvez en prendre connaissance puisqu’elle est sous séquestre à Bruxelles et que d’ailleurs, comme peu de personnes l’ont vue, le propriétaire ne veut pas la montrer, pour ne pas la déflorer, et parce qu’elle est trop pleine « d’intimités de toutes sortes. Ceux qui me connaissent traiteront « de confiance » donc, avec moi. Voici ce que je vous propose, car je préfèrerais que vous deveniez l’acquéreur de cette collection de préférence à un autre, ou à Lord Porchester qui en sera évidemment amateur, parceque c’est une excellente affaire que vous ferez d’abord, que je suis ensuite certain de l’intérêt que vous voulez bien porter à mon art,
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puis, la collection reste en France, chose énorme ! Voici donc ce que je vous propose : Vous m’enverrez cinq-cents francs que j’enverrai à l’héritier. Le premier mai, je vous envoie la première farde, le premier portefeuille de la collection. Si cette collection vous plaît, vous la garderez, c'est à dire vous garderez ce premier lot, vous avancerez cinq cents autres francs par anticipation sur le deuxième lot et ainsi de suite.
Si le premier mai, le lot ne vous plaît pas, je vous rembourse les cinq cents francs, ce qui me sera très facile à cette époque, et ainsi de suite pour les autres lots. Donc vous ne vous engagez à rien, et vous gardez le droit de ne pas prendre les lots. Seulement vous vous engagez à ne pas revendre qu’en cas de force majeure & à me donner la préférence en cas de revente. Vous jugerez vous même par l’intimité de certaines choses, l’impossibilité où cela serait de tomber dans le domaine public.
Il y a une chose que vous ignorez : c’est qu’à une certaine époque, j’ai fait beaucoup de planches, (& j’en ai même fait toujours) J’ai fait comme essais, comme recherches, un tas de cuivres, d’aciers, de zincs, & même d’aluminiums qui n’ont été tirés que pour ces collections intimes, et qui ne sont pas dans le commerce. Il y en a une soixantaine dans la collection Émile Hermant et quand on les rencontre ces planches que nous avons intitulées « les Mystérieuses », vont dans les ventes de quarante à cinquante frs pièce. Je dis dans les ventes, c’est trop dire, cela n’est arrivé qu’une fois à Bruxelles où la vente de la Collection Maubille. Il les tenait de l’imprimeur Bauwens. Ce sont des études. Ces planches sont restées longtemps dans une armoire chez ma première
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n’est mentionnée dans Ramiro. Toutes portent au coin les lettres ajoutées sur les planches : M.Y.S. sous cette forme. Bref il y a de tout dans cette collection. Uzanne l’a vue au temps d’Émile Hermant, et trouvait que c’était vraiment un curieux capharnaüm artistique et « littéraire ». Voilà Mon Cher Monsieur Archbold ce que j’avais à vous dire. Si nous nous entendons je vous enverrai un reçu des 500 francs, et l’affaire sera faite.
J’oubliais encore une des conditions : j’aurai le droit de faire imprimer quelques lettres à croquis pour un Rops littéraire (?) (!!) qu’Uzanne veut faire paraître dans le Livre Moderne. & de les faire reparaître dans le Catalogue Nouveau de l’œuvre de Rops qui paraîtra en Décembre 1890.
Je vous serre affectueusement la main.
Félicien Rops
Au galop car je n’aurais pas le Courage de me relire !
Détails
Support
3 feuillets, 7 pages, Lisse, Crème.
Dimensions
175 - 177 - 177 x 228 - 115 - 115 mm
Mise en page
Écrite en Plume Noir.
Copyright
AML