Numéro d'édition: 1559
Lettre de Félicien Rops à [Eugène Demolder]
Texte copié
Expéditeur
Félicien Rops
Destinataire
Eugène Demolder
Lieu de rédaction
Paris
Date
1893/01/27
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
72039/27
Collationnage
Scan
Cachet d'envoi
1893/01/28
Lieu de conservation
France, Paris, Ancienne collection du Musée des lettres et manuscrits
Aucune image
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Paris 27 Janvier 1893.
Voilà un grand mois que je veux te répondre Mon Cher Eugène, & que je remets cette réponse de jour en jour, sans raison, veulement, bêtement. Je te remercie de ta bonne lettre, qui m’a fait grand plaisir, vraiment. D’ailleurs je compte cette année, si cela te va, entrer en correspondance avec toi, & fréquenter chez mon cousin. Je ne t’ai pas écrit depuis un an, pas plus que je n’ai écrit à Paul, parce que je viens de vivre moralement & physiquement une terrible année ! J’ai passé à côté, – en la frôlant, – de cette horrible chose : la Cécité ! Juge de mes angoisses d’homme & d’artiste. Mon défaut, et ce défaut est je crois, peut être, une très noble & très distinguée qualité : c’est d’avoir la plainte « difficile ». La mort, comme la clamaient les Anciens, me semble préférable au gémissement. La plainte attriste ceux qui vous aiment & fatigue l’Amitié, sans l’intéresser excessivement. Je crois que c’est moi qui ai dit quelque part, (je n’en suis pas sûr, car les idées sœurs voltigent autour des cerveaux identiques,) que : pour intéresser les autres à ses peines, il fallait posséder une belle fortune. Ton amitié me paraît d’une bonne texture puisque je ne crains pas de te parler de mes tristesses. Elle m’est précieuse cette amitié, & j’y réponds de beau cœur, elle me remplacera celles qui m’ont été enlevées, – bien cruellement, – depuis ces dernières années.
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La vie, chez certaines natures n’est qu’un perpétuel recommencement. Chaque matin, le «
Carpe Diem
! » d’Horace flamboie devant mes yeux, comme un avertissement de la brièveté de nos jours, & j’ai toujours eu cette très douce philosophie pour guide : « Garde-toi de chercher ce qui peut advenir demain ! »,
quid sit futurum eras, fuge quoerere
» dit encore le bon Horace, père de toute Sagesse ! Voilà ce que c’est que d’avoir fait de bonnes études !*
Les premiers amis de se peuvent oublier, ils font partie de vos heures heureuses, de vos bonheurs, et de vos deuils aussi. Mais ils se remplacent, si vous avez encore en vous assez de virtualité pour vous intéresser aux hommes & à leurs actes, frères des vôtres ; – assez « de terre » pour y faire à nouveau pousser la verte Espérance, & si la Femme vous inspire toujours le sourire & l’Éternel Désir, & l’Éternelle Ardeur !
– Il me semble que j’ai encore quelques mots à redire, aux autres des choses mystérieuses que la bonne Nature a pu me confier ; et que j’ai d’autres rêves à transmettre.
– Rien ne m’a été épargné ! quand j’écrivais à Picard cet été, que j’étais guéri, j’espérais que c’était la fin, c’était le commencement ! J’ai cru ma vue perdue à jamais, j’ai subi des opérations, je me suis senti petit à petit plongé dans l’ombre & dans la nuit. Mais tout cela est passé, & me revoici debout, & je crois bien, enfin ! – que je vais faire œuvre qui vaille.
Sont-ce là des illusions ou des « berceuses » de l’âge mûr, fertile en mirages ? Je ne sais,
*ne pas oublier que j’ai été un « fort en thème !! & qui fuyait les bourdeaux.
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nous verrons bien ! – Et ne serait-ce que cela, il en resterait encore les belles aspirations, et la fierté d’avoir tenté encore une fois, – la dernière ! d’escalader les sommets défendus.
– À bientôt donc mon gros frérot, junior ! J’ai lu tes très beauxcontes d’Iperdamme. C’est très personnel, & d’un charme spécial, avec un bon bouquet de terroir. Lu aussi ton Enfant Prodigue. La ferme du Foriet m’a trotté dans la tête, & j’ai revu le grand oncle Thirionet traversant, aux derniers rayons du soleil couchant, la grande cour blanche de labàs, surveillant la rentrée des bêtes. Puis le grand bâton déposé près des brides & des harnais, avant le repos dans le grand fauteuil de paille. Dans ce dernier conte de l’Enfant Prodigue, je voudrais ta langue plus simple ! Elle
Dans ce genre de tableaux, il faut que le dessin soit serré, & que son graphisme accuse la sévérité des contours & contienne la couleur, qui tendrait à déborder. – Puis : Polisson ! Je crois bien que tu as vu des « arbousiers » labàs ! Écris : argousiers ! et tu seras dans le vrai, et tu ne feras pas rougir le front «
Tu vois que je peux « cuistrer » tout comme un autre Mon Cher Eugène, du reste je te préviens
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de mes futurs engueulements. Tu as trop de talent pour ne pas devenir quelqu’un. Défie toi de l’épithète. Tu en as à revendre ! Et de la comparaison ! Bonne chose la comparaison ! mais il la faut rare, & d’une justesse foudroyante. Rodenbach en a souvent de très jolies, & d’une grande finesse, mais il en met trop, & l’on est tenté de réciter le Pater & l’Ave pour se rincer la bouche de tant de préciosités.
– Je relis pour l’instant, le soir, à la lampe, ou plutôt je me fais lire par Clairette, pour épargner mes yeux, les mémoires d’Outre-Tombe de Chateaubriand. Quel livre ! Son meilleur sans aucun doute ! Autant les Natchez, les Martyrs etc marquent leur âge, celui-ci reste immuable. Relis le, et ne m’appelle pas vieille bête : – Le bon Georges Eekhoud devrait le lire aussi, car « son écriture » est pleine de
– À propos envoie-moi donc le n° de l’Art Moderne dans lequel tu m’as
Bonnes amitiés, de cœur, aux tiens. Je t’embrasse.
Ton ami :
Félicien Rops
Et bons compliments de Clairette.
N’oublie pas le n° de l’Art Moderne, te prie.
Détails
Support
1 feuillets, 4 pages.
Dimensions
indisponible x indisponible mm
Copyright
Ancienne collection - Musée des lettres et manuscrits