Numéro d'édition: 1802
Lettre de Félicien Rops à [Armand Rassenfosse]
Texte copié
Expéditeur
Félicien Rops
1833/07/07 - 1898/08/23
Destinataire
Armand Rassenfosse
Lieu de rédaction
Corbeil-Essonnes, Demi-Lune
Date
1893/11/19
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
II/6957/19/131
Collationnage
Autographe
Date de fin
1893/11/19
Lieu de conservation
Belgique, Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, Cabinet des Manuscrits
Page 1 Recto : 1
Demi-Lune 19 nov. 1893.
Mon Cher ami,
je suis vexé non pas pour moi, mais pour toi. Il faut absolument empêcher cette vieille bête de Pincemaille de mettre sous ton nom, des annonces aussi bêtes que celle que je découpe dans son catalogue & qui peuvent te faire tort. On t’accuse déja de m’imiter. Il n’en est rien, et Rodrigues ainsi que beaucoup d’autres, sont de mon avis. C’est un autre art, plus tranquille & moins inquiet, mais comme ce bruit a été répandu, il est bon de couper les aîles à ce volatil, et net ! Donc interdis à Pincemaille toute réflexion bête et personnelle, du susdit Pincemachin à propos de tes dessins & de moi.
Qu’il laisse si cela lui plaît : « élève de F. Rops » cela ne peut que m’honorer et je n’ai rien à y dire. Mais mettre des mots comme « genre Rops » c’est idiot, et malsain pour ta réputation, dont j’ai cure aussi.
– Reçu le vernis mou : J’aime toujours mieux le 1er État que le second. L’aqua-tinte est une machine dangereuse qui assourdit, ôte le joli jeu du papier, avec lequel il faut toujours compter ! Rembrandt est le maître du jeu du papier qui donne un si joli ton & un travail si lumineux.
Ah ! je trouve ce vernis donnant un joli grain fin ; le mien*
donne, même avec les crayons les plus fins, et les papiers les plus légers, un gros grain. Comment le fais-tu ?
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ce vernis peut rendre des services. Mais je suis étonné combien tu as pu obtenir de finesses ! Peut être le mien (qui date de 1877 !!) es-t-il trop vieux ? Il était fait avec une demi partie de vernis noir, à tampon, ordinaire, & une demi-partie de suif ordinaire aussi.
Il faudra que je te donne une formule pour faire du vernis mat, comme du papier blanc, & destiné à servir pour dessiner à la plume, tu y ajouterais simplement de l’ambre en petite quantité, « pour voir le résultat.
Dans la planche que tu viens de faire, je ne vois guère de différence entre l’ancien vernis mou, & le vernis mou nouveau avec grain de pierre ponce. Et toi ? Dans tous les cas l’ancien ne peut servir à la retouche, tandis que le nouveau s’y prête très bien. Je dis s’y prête, parce que franchement, comme nous l’avions reconnu c’est là, encore, le coté faible de notre vernis ! Mais l’usage va nous faire trouver quelque chose, peut-être ! Moi je vais enfin me remettre solidement au travail. Cette entrée en de nouveaux locaux, va je l’espère me redonner du cœur au ventre. –
– Puis il faudra chasser un peu les féminines idées, et tâcher de se faire vieux, une bonne
fois !! Ah c’est là le terrible !! J’ai l’âme jeune, chevillée au corps ! & au moindre regard de blonde amoureuse, la meute des grandes folies se découple, & de ses cent abois se met à courir la curée, jusqu’au hallali !!
– Et voilà que je me fais, ou plutôt que je me refais « peintre » ! Encore un renouveau ! C’est ma dixième vie que je recommence !
– Quelle drôle de vies, & aussi de survies, m’ont été dévolues ! – Je n’ose y penser, & vraiment sans forfanterie aucune, je suis effrayé du bouillonnement de mes artères, où on dirait que le diable me renouvelle le sang, en y versant
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du sien ! Je suis certain, qu’un beau jour je finirai de mort violente. Et je ne peux me souhaiter mieux ! Tomber en tristesse ou en regrets, me semble chose impossible ! Il faut que les hommes chauds se refroidissent brusquement comme des soldats
À bientôt Mon Cher Armand Rassenfosse, Dis bien mes bons Compliments aux tiens, & à bientôt. Retarde plutôt ton voyage un peu, il y a plus d’expositions vers le nouvel an, il est vrai que ces fêtes sont de familiales fêtes, et tu auras raison de les passer dans ta chère & belle famille. Enfin viens quand tu veux mais préviens moi une huitaine de jours à l’avance, au moins.
À toi d’amitié, et déja vieille !
Félicien R.
1er P.S. La femme envoyée est bien, mais pêche par l’exécution des jambes, trop longues & anémiques un peu. Ah ! la jambe robuste du 16e siècle ! on la trouve maintenant si rarement ! Les femmes ne marchent plus et les jambes maigrissent ! Jean Goujon & le grand Germain Pilon (rien de Nys !) ont emporté leurs belles maîtresses dans la nuit !
– J’ai été heureux d’avoir des nouvelles de ta mère. Qui sait ? Il ne faut jamais désespérer absolument ! – de rien !!
Nil Désesperari !
dit la « Sagesse Antique », qui a dit tout ce qu’il y avait d’humain à dire.
2e P.S – Au fait en y réfléchissant, tu as peut etre raison de tenter l’aqua-tinte quelque fois,
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moi, j’en ai été dégouté : par la longueur des morsures, quand on veut pousser loin le procédé ; & par le massacre des Sataniques, que j’avais dessiné d’abord sur vernis mou ordinaire & que l’aqua-tinte avait anéanties. Peut être en faisant comme Legrand qui fait d’abord un tracé simple à la pointe sèche arriverait-on à un résultat plus nerveux. Le défaut de tes aqua-tintes, à ma jugeotte, est de n’ajouter que de la lourdeur et des tons sales, sans vibrance, à tes vernis-mous ; regarde comme la pointe sèche plus mordante jure avec le reste ! La moindre touche de pointe sèche ôte l’harmonie de la planche par son acuité et son noir, brillant, sur les fonds mornes et éteints, malgré leur sombreur.
Je fais le pion, mais je crois que je dis vrai. J’ai vu les premiers états, à Madrid, des Capricios de Goya. Toujours les premiers états à l’eau-forte pure sont meilleurs que les états retouchés à l’aqua-tinte. C’est la vie ! les premiers ! – au second état la planche est tuée ! Il faudrait pour avoir de la verve varier les grains. mais pourquoi au lieu d’abimer tes planches, avec cette suie, ne fais-tu pas deux, trois, quatre états avec le vernis à retoucher à la pierre ponce & à l’ambre, que nous avons tant cherché ! et fini par trouver. Tu obtiendrais quelque chose d’original au moins. L’aqua-tinte, comme tu la traites, et tu la traites assez médiocrement, (entre nous, je te secoue, hein ?) c’est le couvre misère, c’est le mac-ferlane de la gravure ! Regarde dans ton second etat comme cela bouche tout ! La tete de la femme est devenue opaque, et ne vit plus. Si tu as employé l’aqua-tinte pour aller vite : alors tu as raison, sans cela rien n’y gagne. Je voudrais te voir utiliser le dernier procédé et en faire des choses poussées & cherchées. Sous ce rapport ta dernière planche ne te fais pas faire un pas en avant ni en gravure ni en art. Je viens de regarder à nouveau cette planche en 2 états, et c’est pour cela que je t’ai écrit ce long & pédantesque Post-Scriptum !
Détails
Support
1 feuillets, 4 pages, Vergé, Gris-vert?.
Dimensions
177 x 224 mm
Mise en page
Écrite en Plume Noir.
Copyright
KBR