Numéro d'édition: 2111
Lettre de Félicien Rops à [Léon Dommartin]
Texte copié

Expéditeur
Félicien Rops
1833/07/07 - 1898/08/23
Destinataire
Léon Dommartin
1839/09/11 - 1919/08/23
Lieu de rédaction
Paris
Date
1878/11/20
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
II/6714/5
Collationnage
Autographe
Date de fin
1878/11/20
Lieu de conservation
Belgique, Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, Cabinet des Manuscrits
Page 1 Recto : 1
Paris le 20 Novembre 1878
Mon Cher Vieux,
je dois t’avouer que ta lettre m’a surpris sur toute la ligne & sur toutes ses lignes.
L’histoire de Maurice était prévue, – « Tout arrive » en fait de femmes ! Anseremme est de plus en plus perdu, & il faudra chercher d’autres cieux. J’avais eu à Nieuport de longues conversations avec ce très intelligent garçon qui s’appelle Théodore Hannon, & qui m’a raconté, par le menu toute son histoire amoureuse de 1875-76. Il a fait tout ce qu’on pouvait attendre de la petite oie & rien de la grande. Il s’est tenu, où ce pauvre Maurice a lâché pied. Tout cela est aussi bête que malheureux. – Le père Hagemans est un vieux queue-rouge de l’ancien répertoire, incapable de bien & de mal, ce qui est le rôle le plus sot qui soit au monde.
Quant au « tit chien », tes doléances sont enfantines. Je ne t’ai pas dit, - jamais – que diable !!! – de te charger d’âme ou de corps !
Je t’ai dit : « Voici une fillette jeune, jolie pas trop bête, capable d’aimer suffisamment le premier homme qui l’aimera un peu, qui ne te coûtera que le logement & les menues dépenses que tu ferais avec une autre, je te conseille de la prendre. » – Elle m’avait assuré que le jeune Greyson ne lui avait jamais payé que sa chambre, & qu’elle avait toujours travaillé et beaucoup. Que tout son
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petit mobilier venait de son travail. – Mais je te connais ! si les autres sont des « gâcheurs » de femmes toi tu es un « gâteur » de filles ; – et si tu avais été à ma place rue Mosnier, il y a beau temps que tu aurais envoyé promener le travail, et tu te serais mis à braire devant les yeux rougis par la lampe des veillées & la pâleur des nuits passées à trimer. Les femmes de bonne volonté sont ce que l’homme les fait. La petite Maria comme bien des femmes – comme la plupart, – préfère ne rien faire que de faire quelque chose. Je l’aurais eue dans les pattes pendant huit jours au lieu de toi que j’en aurais fait un petit chat bien gentil, sautant de son lit à 7 heures du matin, rentrant à 10 ou 11 s’il le faut en saison & gagnant les cinquante gentils sous par jour. Il y a ici dans l’atelier de Léontine quatre à cinq petites femmes dans son genre qui abattent depuis huit heures du matin jusqu’à 12, et depuis deux jusqu’à sept, et depuis neuf jusqu’à 11 ½ ou minuit, un joli ouvrage payé 2f50 à 3frs. – Si la petite Maria gagne 80 frs par mois ce qu’elle peut gagner & si tu ne l’engages pas à ne pasà les gagner, elle peut se nourrir en tous les endroits du monde. Sa mère m’a-t elle dit ne demande pas mieux qu’à la nourrir pour une petite pension d’une cinquantaine de francs par jour. – Lorsque j’ai quitté Bruxelles, je l’avais très rudement chapitrée & elle ne demandait qu’à marcher. Tu es venu, tu auras laissé couler ta fameuse larme, & elle aura laissé reprendre le dessus au désir légitime de farnéantiser, naturel à toutes les créatures humaines. Quel manque de nerf du[tu] as avec les femmes !
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C’est fantastique ! – D’abord, si elle ne te va pas il y a une chose simple, c’est de lui dire : « Ma petite amie si tu ne travaille pas comme moi douze heures par jour, il faut que nous nous quittions » – Est ce bien difficile ? – Où prends-tu que je t’ai fait faire un contrat même : à trois-six-neuf avec elle ?
Où trouves-tu « collage » si ce n’est pas toi qui apportes la colle, le colleur & l’encollage ? C’est fou tout ce que tu racontes, absolument fou & je te l’ai dit déjà enfantin, surtout. Tu connais mes opinions : autant j’exècre la brutalité inutile, la débauche bête, et la négation de sentiment en relations amoureuses, – autant je déteste la faiblesse, la veulerie, la pleurnicherie, le manque d’autorité, & de domination viriles, avec les femelles que nous laissons entrer dans notre vie ; surtout lorsqu’elles ne demandent qu’à sentir « l’homme ». – J’ai toujours dominé – quand cela m’a plu, les femmes avec lesquelles j’ai vécu & je t’assure que je les dominerai toujours, tant que je ne tomberai pas en gâtisme. Pour l’amour de toi prends moi la jeune Maria par la nuque & fais moi vite filer cela à l’atelier ou envoie la voir, place Ste Marie si son nez frise. – Et où prends-tu que tes promenades extra muros vont en souffrir ? – Mais mon brave ami si c’est ainsi que tu arranges tes flûtes, tu n’en tireras jamais un air agréable ? – Et puis vrai je ne comprends rien à toi, ni à tes paroles. Il n’y a pas un an que tu disais en parlant de la bonne Mélanie que tu regrettais de ne l’avoir point épousée. Il me semble cependant que cette fille aimable n’aurait pas passé ses journées à te ravauder tes chaussettes & à s’en faire trois mille frs de rente !! – Du reste ce n’est pas la question. – Quant à l’atelier Ottevaere, là encore mon vieux
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tu n’es pas plus tenu qu’à rester avec la filliette ; – (Je n’ai pas besoin de te dire que le 30 de chaque mois tu recevras mes quinze francs cela je te l’assure.) mais du moment où tout cela t’embetera je filerai pour Bruxelles, j’irai emballer les objets dont j’aurai besoin je vendrai les autres et voilà tout. – Si tu veux prendre une autre chambre en ville, ne te gène pas, la petite, a déja quelques meubles, il ne lui manque qu’une literie, tu lui loueras cela pour huit frs par mois – 25 frs de loyer & 8 frs de lit cela te fera 33 frs de frais de loyer par mois et une femme. Ne te gène en rien. – Quand cela t’embêtera j’en aurai vite fini. – Seulement quel besoin de te persuader que tu es lié à cette brave petite fille. En voilà des sottises !!!
Liesse te parlera à Anseremme à propos des journaux, de ce que tu peux y faire &c &c – – Il faut avouer que tu te mets, depuis quatre ans, à penser bien brusquement à tout cela. Il y a deux ans que je t’écris à ce sujet & tu es venu deux fois à Paris cette année sans faire la moindre démarche pour renouer tes relations littéraires.
– Tu m’as dit ne l’oublie pas que tant que ta mère vivait tu ne comptais pas revenir à Paris. Enfin tu ne vivras pas sans femmes pendant ces années là !! Tu n’es pas un coureur de ruelles comme Edmond & Liesse – et ces machines là coûtent très cher. La simple maison publique est idiote. Alors tu trouves que tu dois vivre en archange ? – Enfin quelle était ton idée. – Si tu arranges bien tes grègues avec une trentaine de francs – mettons cinquante tu auras une jolie petite maîtresse. – Mais si tu lui paies du Champagne & si tu ne la nourris pas au singe ah ! cela coûte plus. Le singe ! mais toi qui parles de nourrir une femme,
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La table au Singe coûte 30 frs par mois ! Cela est écrit en belles lettres sur le menu !
Est-ce qu’elle ne peut pas se nourrir ainsi la jeune Maria ? – Que diable as-tu pu tripoter et comment le plomb vil en or s’est-il changé ? – Sur quel pied l’as-tu mise ? – Je me défie de toi. Tu appartiens à cette série d’animaux érectiles qui à l’heure de la bergère promettent aux femmes de ne les jamais quitter, de les couvrir de bijoux en toc, et qui maudissent leurs promesses et leurs faiblesses dès les talons tournés, & les couilles vides. – – Enfin je me résume : Quand tout cela t’embêtera je ne vois pas pourquoi tu chercherais « que la demoiselle ne mérite pas ton abandon » – elle le mérite si elle ne travaille pas, & si elle te devient une charge. – Mais le fond vrai de tout cela, Mon Vieux, avoue le – connais-toi toi-même, – c’est que depuis que je te connais – je ne t’ai jamais vu, bien où tu étais ni satisfait de ce que tu avais. – Il faut cependant se faire une raison & une philosophie, & prendre le bon côté des choses. – Tu veux travailler dans les journaux parisiens, c’est une bonne idée, tu dois le faire, tu n’es pas oublié, ton talent n’a pas vieilli, mais il faut bien savoir que tu ne peux y faire que deux choses : des Chroniques de Bruxelles et « les livres ». Tu ne peux « raconter des paysages » ici, ni des voyages en Italie & en Ardenne. – Donc avant de venir il faut que tu saches bien ce que tu veux venir demander.
Maintenant en février, un séjour de huit jours ne te coûtera pas gros, – tu peux coucher chez moi & le reste ne te ruinera pas, c’est affaire de six francs par jour. Depuis qu’il est ici le petit Liesse a un tas de commandes, mais c’est un remuant et un fier remuant. Il se tirera d’affaire partout où il sera, et brillamment. – Il faut que tu te secoues. Tu es un contemplatif et les contemplatifs ne peuvent faire qu’une chose : vivre à Neffe avec 800 frs de rente n’en pas bouger et ne plus faire de littérature courante. Il faut l’une ou l’autre chose Nom de Dieu ! Et tu sautille toujours comme une pie qui cherche sa perche. La vie se passe à ce jeu. J’en sais quelque chose. Et
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Si les évênements, si la vie ne m’avaient pris par l’échine et foutu en pleine lutte je serais encore à aller d’Anseremme à Thozée, de Thozée à Bruxelles, de Bruxelles à Blankenberghe, me plaignant des éditeurs. Heureusement le sort s’est chargé de me faire sortir de ces endormements et je le bénis.
– Reste à Bruxelles puisque tu dois y rester, mais tâche de produire ici. Il n’y a pas besoin d’habiter rue des Vieilles Haudriettes pour être parisien. Mais ce n’est pas en pourrissant aux bureaux de la Chronique, qu’on le reste – parisien.
– Écris à la Chronique puisque tu dois y écrire – mais que ce soit librement et sans besogne de bureau. Ou, alors si tout cela ne te plaît pas, dis : je m’en fiche, et tu en seras plus heureux. –
– Mais si tu veux garder « le petit chien » fais le travailler comme un caniche en foire, et elle ne s’en portera que mieux ; ou prends la délicatement entre l’index et le pouce et rends la à d’autres loisirs.
Ton Vieux
Fy
Amitiés de la maison. – Et je t’assure que l’on travaille ici !!! On est à la sixiême nuit passée depuis dix jours ! – Et il faut cela ! Les femmes de bonne volonté sont ce que l’homme les faits Mon Vieux Dom !!! Inscrit cela en fortes majuscules dans ta caboche attendrie, et fais décaniller la fillette de son pieu à 7. h. du matin ! Cela lui tiendra le teint frais, l’âme pure et le corps libre. Nous n’avons pas le moyen d’entretenir des années. Quand je songe que tu écris « il faut bien nourrir une femme, » ah mais non !!!!! – Il faut que nous nous nourrissions tous ! – Au fond te[de] tout cela il y encore de la larme ! Défie toi de cette glande ! et de ton gland !!
Je ne commence à payer Adèle que fin Janvier donc jusque là tu ne recevras que 15 frs par mois mais le 30, afin de payer le 1er
Détails
Support
2 feuillets, 6 pages, Vergé, Blanc.
Mise en page
Écrite en Plume Noir.
Copyright
KBR