Numéro d'édition: 2128
Lettre de Félicien Rops
Texte copié

Expéditeur
Félicien Rops
1833/07/07 - 1898/08/23
Lieu de rédaction
Paris
Date
1882/12/23
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
II/6714/22
Collationnage
Autographe
Date de fin
1882/12/23
Cachet d'envoi
1882/12/03
Cachet réception
1882/12/04
Lieu de conservation
Belgique, Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, Cabinet des Manuscrits
Page 1 Recto : 1
Paris 23 Déc. 1882.
Mon Cher Vieux
Je t’écris directement au fond de cette vieille Engadine. Je ne m’explique pas trop l’Engadine en cette saison. Vevey est plus doux. Il faut absolument que tu soignes la santé de la mignonne Émilie. Si tu ne veux pas que tout cela tourne à mal. Il n’est que temps que tu la gardes près de toi & auprès de toi. Tu ne peux rester dans cette position bizarre d’homme sans foyer avec une jambe & une fille en l’air. À ton retour – si j’étais à ta place, – j’en finirais & j’aurais une bonne fois, une simple explication avec ma mère. – Elle ne veut pas vivre avec ta fille c’est très bien, mais tu dois toi, vivre avec elle & ne la plus quitter. Tu as assez vécu en garçon & tu dois à cette enfant le sacrifice de ta liberté, naturellement, comme tous les pères ! Je travaille, moi, jusqu’à minuit souvent, pour pouvoir donner à ma fille une éducation comme je la veux. – Évidemment je m’amuserais mieux au théâtre, mais si j’étais au théâtre je ne serais pas à mes dessins, & si je n’étais pas à mes dessins, Claire serait à Batignolles en pension. La voilà de retour, j’ai été la prendre à Douvres & je suis depuis hier soir ici,
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avec elle, & je ne la quitte pas. Mon Vieux il faut faire de même ! Paternité oblige ! – Il faudrait te marier, à mon avis ! – Marie Bonvalot te convenait, c’était la jeune femme parisienne qu’il te fallait & son exemple de travail & de décision eut eu une bonne influence sur ta fillette. – Tu ne connais pas cette petite femme là, & tu ne sais pas à quel point c’était ton affaire, absolument ! Tu la regretteras fortement, dans quelques années. Mais les regrets ne sont qu’une sottise ajoutées aux autres. Je me connais en femmes & – à fond ; – il n’y en a pas beaucoup ! Et celle là en était. – Enfin ! Tâche d’asseoir ta vie d’une façon ou de l’autre, ou tu seras éternellement hésitant, malheureux, & tu rendras ta fille ennuyée à ton exemple. Je ne voudrais pas de ta vie pendant deux mois ! – Il y a trois ans que tu es là devant des obstacles qui ne sont rien & qu’un enfant briserait en cinq minutes, & tu n’avances pas. Nous voilà en 1883, je t’ai quitté en 1873 il y a dix ans ! Et en 1873 tu étais décidé à « fonder une famille & un foyer ».
Tout ce que je t’en dis, n’est pas pour t’embêter ! mais pour tâcher de te galvaniser un peu. Si Émilie avait été ou était à Paris, elle se porterait bien ! Elle meurt d’ennui surtout ! –
Que vas-tu faire ? Vas-tu rester à Bruxelles ? Vas-tu venir à Paris ? Vas-tu continuer à passer ta vie à écrire dans un journal grotesque ? – entouré d’êtres embêtants. Je ne comprends rien à ta nature ! Tant que ta mère vivra, tu seras donc, comme Théodore Hannon sous son entière dépendance ? Et tu ne feras
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rien pour reprendre ta liberté, – et celle de ta fille ? – La laisser à Spa, – tu sais que c’est impossible. – Prends donc une vraie résolution à ton retour & ne gâches pas les années qui te restent à vivre, Mon Vieux. « Le Temps n’ajoute rien à l’indécision, – que la durée » dit Lamennais » Et comme c’est vrai !
À ta place j’aurais une forte explication, à mon retour, comme je te le dis, avec ma mère. – Enfin elle doit bien reconnaître quand le diable y serait, qu’un père doit vivre avec sa fille !! et t’en donner les moyens comme si tu étais marié !! – Voilà Émilie grande, ayant besoin de tout, tu dois être une mère en même temps qu’un père pour elle, mais où ? – où vas-tu vivre ?? – Où ??
– Tu es embêté, mais tu seras toujours de plus en plus embêté ! si tu ne flanques pas le coup d’épaule nécessaire pour enfoncer ces portes en bois blanc !!
– Le mariage était une solution. Tu rêves des merles blancs, & il te faudrait une demoiselle disposée à tout supporter de toi, seigneur & maître, & à te baiser les pieds en plus pendant que tu t’éventerais. – Il est plus simple de déclarer que tu ne veux pas te marier, & de clore l’ère des tentatives – que tu fais avorter à ton détriment. – On croirait, ou que tu ne vois pas les difficultés & les ennuis qui t’attendent, ou, ce que je crois, que cette situation te plait – étant atteint de cette maladie d’inertie propre au pays, & qui fait préférer cette inertie bête, au mouvement & à l’effort même insignifiants qu’il faut faire pour en sortir !
Tout cela est le comble de la niaiserie, avoue-le ! Tu sais tout cela, & tu ne
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fais rien pour sortir de ce bran moral & physique.
Si ! – quelquefois tu te réveilles, pendant deux heures, tu es plein de bonnes résolutions, tu vois clair puis, plus rien, tu te rendors ! C’est pendant ces lucidités que tu demandes en mariage les demoiselles, – entre deux sommes.
Si tu m’avais écouté Mon Vieux, ce jourdhui 23 Décembre, tu serais avec ta femme et ta fille dans un petit appartement coquet au Boulevard des Batignolles & après diner ce soir, nous irions applaudir Amhra de notre ami Grangeneuve. J’ai justement six places. – J’avoue que depuis un an je ne te comprends plus du tout. Il me semble qu’on t’a substitué un faux Dommartin qui n’a plus de l’ancien que le sommeil.
Alors tu donnes ta démission d’homme de littérateur & de parisien ?
C’est grave ! et tu veux être « heureux ! » mais mon vieux, comme me disait, il y a trois joursDaudet « on n’est heureux que si on se trouve dans son milieu, à faire ce qu’on doit faire, avec les êtres avec lesquels on doit vivre, selon ses gouts & le reste n’est que du notariat déguisé, en province, sous d’autres noms » Nous parlions d’Alcide Dusolier. « Notariat » tout ce qui n’est pas ton milieu d’ici ! Et tu geindras toujours loin d’ici ! Il y a un an nous regardions les appartements « à louer ». Tu étais dans le vrai alors !
– Uzanne part pour Bruxelles. J’ai eu une traversée épouvantable en revenant de Douvres. Quatre heures en mer ! – Clairette ressemble à un croquis de
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Dumaurier. Elle écrira à Émilie & lui envoie ses Compliments en l’embrassant. – Embrasse ta mignonne fille pour moi & dis-lui que si elle ne mange pas de tout – je lui ferai boire en revanche « quelques tasses » à Heyst, les jours de belle marée, au bain. Il doit faire très beau là bas à « Davos-Platz » L’Hiver doit rendre cela présentable aux yeux des peintres. – Je n’ai vu que St Moritz d’ailleurs. Fais bien marcher Émilie. – Payes-tu Cher ?
– Termine cette affaire Bonvalot, je te prie. Écris au père & un mot si tu veux à Marie. Tout cela au fond l’a attristée & plus que je ne le te dis ! Les femmes prennent ces choses là autrement que nous, comme toutes les femmes qui se tiennent raides dans la vie, elle cache une très grande tendresse ; & tu aurais été très aimé j’en suis certain si tu l’avais voulu, comme tout autre homme & faire ce qu’il fallait pour cela. Ma conviction est que tu aurais été très heureux, comme je te l’ai dit, toujours. Enfin ne retarde plus la solution je te prie. Je trouve très naturel au contraire la conduite de la Mère Bonvalot quoi qu’entachée de sottise. Elle ne savait naturellement que penser de cette conduite bizarre, & comme Marie Bonvalot ne pouvait que lui donner des réponses embarassées, elle a cherché midi à quatorze heures, ce que font toutes les mères en ces occurrences.
Léontine & Auré je te le dis, ont beaucoup souffert de ta conduite que tu sembles ce qui est inouï, trouver naturelle & normale. Elles t’en veulent beaucoup naturellement, de les avoir forcées a toutes
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ces entremises, lorsque tu n’étais décidé à rien. La meilleure preuve c’est qu’aujourdhui il te serait absolument impossible de dire pourquoi tu n’épouses pas cette jeune fille, ni d’articuler un grief contre son caractère que tu ne connais pas. – La situation est, – comme toutes les situations dans lesquelles tu patauges, & que tu accumules en bourbier autour de ta vie, – le résultat d’un mélange d’inertie & de veules hésitations – comme cela, sans savoir pourquoi. Comme tu ne savais pas plus « pourquoi » tu commençais l’affaire. Mais les autres en pâtissent & ils n’aiment pas cela. Il est bien difficile de dire que tu as raison & qu’ils ont tort.
J’ai lu t’ai-je dit les lettres de Marie Bonvalot & si je n’ai pas été étonné de leur parfaite honnêteté, j’ai été étonné un peu, de leur esprit clair, & d’y trouver une élévation de sentiments rare & tout cela exprimé simplement, dignement & sans niaiserie. – Ta réponse à toi prouvait que tu n’y avais rien vu, & tu prenais la chose en Vieux Monsieur, un peu Prudhomme, qui répondrait à une servante qui aurait aspiré à sa main ! C’était parfaitement sot, & d’une vanité d’enfant en plus. Elle a compris, avant toi, qu’il valait mieux cesser une correspondance où tu ne Comprenais pas ce qu’elle te disait, & dans laquelle tu blessais tous les sentiments qu’une fille simplement honnête peut exprimer pour un bonheur à faire, & elle a eu raison. Tu n’as pas écrit une seule ligne, d’homme jeune & honnête à cette jeune fille honnête. – Et cependant tu avais la partie belle, car si moi, je savais la petite Marie point sotte du tout, je ne la croyais pas en état de dire ce qu’elle pensait de cette façon. Un autre que toi l’eut remerciée de se montrer de ce bon côté, tu n’as trouvé que des railleries de bourgeois, – où diable avais-tu ta compréhension ce jour là ! – Si tu voulais épouser une bourgeoise niaise, courbée devant toi, & attendant ton bon plaisir en dormaillant dans un coin, tu avais déjà eu l’occasion de le faire ! Tu demandais quelqu’un capable de prendre la vie au sérieux, de secouer des muscles feutrés & ton énergie en ouate, et tu gagnes peur de toutes ces honnêtetés qui se montrent !
– À bientôt.
Fély
N’oublie pas d’écrire chez Bonvalot je te prie.
Donne moi des nouvelles d’Émilie & si tu fais une correspondance dans la Chronique envoie-la moi je te prie.
Détails
Support
2 feuillets, 6 pages, Moucheté, Bleu.
Mise en page
Écrite en Plume Noir.
Copyright
KBR