Numéro d'édition: 1666
Lettre de Félicien Rops à [Félix Nadar Tournachon]
Texte copié
Expéditeur
Félicien Rops
1833/07/07 - 1898/08/23
Destinataire
Félix Nadar Tournachon
Lieu de rédaction
Paris
Date
1889/05/15
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
NAF/24284/549+NAF/24284/550
Collationnage
Autographe
Date de fin
1889/05/15
Lieu de conservation
France, Paris, Bibliothèque nationale de France, Département des Manuscrits
Illustration
Lettre illustrée
Page 1 Recto : 1
Paris 15 mai 1889
Mon très Cher & Grand Ami,
c’est l’instant de sortir ta bonne & incommensurable indulgence des anciens jours. Je suis « un cas » & cela rentre dans la pathologie interne, donc je dois bénéficier de toutes les « atténuances ». Je te l’ai dit, je t’ai détaillé mes infirmités, et fait toucher du doigt mes plaies. Je n’y peux mais : c’est flagrant : Quand j’ai des ennuis je ne peux pas écrire à mes amis, & surtout à ceux qui me sont les plus chers ! Voilà !! C’est clair hein ? Idiot, stupide, imbécile, mais tel ! Ce que je m’en veux est à ne pas dire. – Et ne crois pas surtout que ce soit égoïsme ou indifférence ! Je suis mes amis dans leur vie, & je me réjouis de leurs bonheurs comme je souffre de leurs peines. Ainsi je sais que tu es revenu, & que le mieux persiste chez ta chère & adorable femme. Je t’ai dévoilé le grand défaut de ma nature, un peu trop fièrement fermée parfois. Que veux-tu ? c’est la goutte de sang magyare. Le grand-père porté par les Autrichiens à l’hôpital d’Arad & à peu près coupé en deux criait : Je ne suis pas blessé, remettez moi sur mon cheval. – C’est ça ! Bête ! Mais ainsi. Je ne veux jamais avouer les blessures que
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vous fait la vie, ni en parler surtout, ni m’en plaindre & je te donne la plus grande preuve d’amitié, que je puisse te donner en te disant tout cela. –
Mon cœur aussi a éprouvé souvent des heurts qui lui ont fait des bleus, & il a peur de se cogner parfois ; même aux amis les plus capitonnés comme toi. – Puis, pourquoi attrister ceux que l’on aime ? Ils ont leur peines, il les faut partager sans ajouter du sien, à leur faix.
Donc, au retour du long voyage qui avait été charmant d’ailleurs, les tuiles nous sont tombées les unes après les autres sur la tête, comme si elles eussent attendu notre retour pour commencer leur grêle : Beau-frère gêné dans ses affaires & qui en est sorti par nous. En même temps des clients & des débiteurs assez gros, avaient éprouvé le besoin de fuir la cohue de l’Exposition, & d’aller en Angleterre faire de petits voyages de repos. Et encore en même temps, – ne ris pas, c’est sinistre plus que drôle : Mon fils qui voulait entrer en religion & se faire moine. Il me demandait ma bénédiction pour entrer aux Dominicains ! – Tu vois que toutes les herbes de la St Jean y étaient ! Je n’avait ni l’envie ni le courage de t’en écrire.
Heureusement que le navire est solide, & le courage de mes chères & vaillantes femmes indomptable, & l’on est sorti de
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cette bourrasque sans une avarie au bâtiment, & sans un agrès de moins. Mais quel grain ! Ma Chère fillette a été tout à fait admirable, & elle s’est révélée femme, & femme de tête, en deux jours. Pour faire une économie immédiate, elle a pris la direction de l’atelier des corsages, travaillant quinze heures par jour, si charmante & si gaiement « à son affaire » que les sourires sont revenus tout de suite. C’est une fille en or, & le banc d’épreuve y a mis sa bonne marque. Rien ne sonne faux ! Tu dois sourire de mon enthousiasme paternel, mais je t’assure que je n’exagère pas toute la noble vaillance de l’enfant. On ne sait jamais ! & pour croire en elle, il me fallait la voir au feu. Je la savais droite pleine de valeur, mais je ne soupçonnais pas cet excès de sérieux courage & d’intelligence, à travers sa grande gaieté. C’est la femme du Bonheur de vivre de Zola.
Et pendant ce temps là toutes les semaines on me demandait : as-tu écrit à Mr Nadar comment va sa femme ? dis-leur que nous les aimons bien, mais que notre travail forcené nous empêche d’aller chez Mr Nadar fils nous pourtraicturer. Et moi : muffle invétéré, animal renfrogné & cauteleux en mes « rentrées » de caracolle & d’escargot pas sympathique, je répondais : « il m’a écrit hier, tout va bien » et je retournais à ma coquille ! Quel muffle mufflant de mufflisme ! – Jamais semblable ! n’a eu lieu !
Croquis
Voilà l’histoire : écris moi vite, je
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t’embrasse. –
« Tout le monde » nous envoyons nos amitiés grandes à Madame Nadar. (cette phrase n’est pas française, mais le cœur y est, c’est tout ce qu’il faut.) Et j’oubliais de te dire qu’en outre tous ces faits désagréables se passaient pendant mon sale déménagement !! Je suis 1 Place Boieldieu (l’immortel auteur de la Dame Blanche, le Cygne de Rouen !) Et ma presse à eaux fortes est là, couchée sur le flanc, ce qui explique que la collection-Rops-Nadar n’a pu voir encore le jour !
Je vais enfin bientôt te voir ! – Et tu viendras avec Mme Nadar à la Demi-Lune, & on aura un bateau où Paul Nadar pourra pêcheurlurer à son aise et en prendre de gros comme cela :
Croquis
Capturé par la maison Nadar.
À toi bien :
Fély Rops
Sale bête.
Détails
Support
1 feuillets, 4 pages, Ligné en filigrane, Vert.
Dimensions
179 x 230 mm
Mise en page
Écrite en Plume Noir.
Copyright
BNF