Numéro d'édition: 1566
Lettre de Félicien Rops à [Eugène Demolder]
Texte copié
Expéditeur
Félicien Rops
Destinataire
Eugène Demolder
Lieu de rédaction
s.l.
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
72039/34
Collationnage
Scan
Date de fin
1893/11/28
Lieu de conservation
France, Paris, Ancienne collection du Musée des lettres et manuscrits
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Voici, Mon Cher Eugène la lettre de Liesse, dont je t’ai dit que j’avais, sans ton autorisation « augmenté, ta plaquette. Elle est un peu longue, beaucoup trop élogieuse, mais elle dit parfois des choses qui sont bonnes à dire au nez des gens qui mettent Mars, Balluriau, Guillaume, Legrand, Villette et Chéret audessus de moi, ce que je n’admets pas du tout!!! Tous ces gens là ce sont beaucoup fourrés dans mes bottines, & y sont restés. Le passage qui a trait à Rodin, est absolument vrai. Rodin que je ne connaissais pas et qui ne me connaissait pas, est venu un beau soir, me prier de lui montrer toute mon œuvre, ce que je fis gracieusement, – je l’avais encore presque complète à cette époque. Il me couvrit de laudations excessives et s’en fut.
– Le lendemain Mirbeau me répéta ses éloges & me dit : Ces embrassements fantastiques, ce mélange « de nature & de rêve ont tellement frappé Rodin, qu’il m’a dit, qu’il n’avait plus peur, et que lui aussi allait en faire, des embrassements humains ! » Et il en fit ! dans une gamme plus raisonnable, mais je lui avais flanqué le pied au cul, et il n’était pas encore descendu de son envolée. Voilà. Du reste Mon Cher Vieux comme tu es maître de la plaquette, si quelque chose te déplaît en cette annexe, dis le, et on fera sauter des cadres ce qui te déplaira. J’ai, – oh ma modestie me permet tout, et je la viole à chaque érection qui me vient !
– le sentiment que j’ai fait plus haut et plus fort que les Willette, les Mars, les Chéret et autres gens qui ont du talent tout plein leurs chausses, mais qui n’ont que cela, et qui manque de ce je ne sais quoi qui est « plus que cela » et que j’ai là ! Hein, est ce que je la viole à fond la garce !
Quant à Rodin, c’est un maître celui-là & je n’ai pas à me comparer à lui.
À toi mon brave ami, et à bientôt j’espère.
Fély.
ci-contre la lettre :
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Lettre de Liesse avec deux lignes de présentation de toi :
Comme l’a très bien noté Henri Liesse un des rédacteurs de cet Art Libre qui avait dignement précédé notre vaillant Art Moderne, l’influence de Rops sur les artistes féministes de notre temps époque, fut prépondérante : « Félicien Rops » dit-il dans une étude qu’il lui a consacrée, « est le Maître Nudiste de notre temps. C’est lui qui a vu la Femme Moderne avec le plus de pénétration et d’intensité. Il l’a presqu’inventée ! Il a fait plus que la découvrir : il l’a retroussée jusqu’aux épaules ! Il a dévoilé l’infamie des dessous, en lui collant sur la peau, des bribes de sa défroque galante, qui marquent son siècle, et lui ôtent la dignité et la pudeur du nu, qu’il ne veut pas lui laisser, pour mieux faire voir, en pleine lumière, sous la Femme : l’éternelle Femmelle ! Ce qu’il fallait montrer & démontrer, pour mener à bonne fin, loin des hypocrites bégueuleries, l’œuvre sans peur qu’il avait rêvée.
– Car personne n’avait osé faire cela avant ce petit fils de Flamand, violent, dans les veines duquel bouillonnaite le sang des Breughel d’Enfer. Et ces crâneries de Rops datent de loin ! Ses si nombreux pasticheurs étaient encore au biberon, qu’il exposait déja comme sur un étal de boucher, les cruautés de cette œuvre. C’est après la Buveuse d’absinthe, la célèbre Pornocratès, la Dame au Cochon qui ouvre la marche de cette procession de Damnées : grande, les cheveux ardents, le bas ventre orné d’une flamme rousse, comme Dieu ou le Diable l’a faite, narguant les pudibonderies, et les peurs bourgeoises des peintres Institutaires, dont l’imbécillité tond les féminines toisons, vêtue
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seulement de ses bas et de ses grands gants à vingt boutons, – les a-t-on assez copiés ces bas et ces gants là ! – dont les noirs font vibrer les blancheurs de son héroïque nudité, elle apparait
Cette figure fut une révélation pour les dessinateurs parisiens, qui avec le sentiment d’imitation simiesque qui est la caractéristique de la médiocrité, s’empressèrent d’orner leurs « petites femmes » après leur avoir ôté leurs chemises, de gants et de bas de toutes couleurs, s’imaginant que ces loques suffisaient pour en faire : « des femmes de Rops », dont ils ne comprenaient ni le sinistre des attitudes, ni le surnaturel des physionomies, ni la spiritualité, ni « l’audelà » de vie qui les animent ! – pas plus que la grandeur épique de ses Priapées !
Et que personne ne comprenait d’ailleurs ! un homme seul, – il est vrai qu’il s’appelait : Légion ! Charles Baudelaire, frappé de la formidable Vision que Félicien Rops avait de son temps, l’avait découvert encouragé, lui avait fait quitter Bruxelles pour Paris, et du ses belles et nobles lettres, soutenaient l’artiste qu’écrasait la haine du Juste-Milieu, dont il dénudait les Vices.
Plus tard quelques bons esprits, des voyants aussi, eux, de ceux que l’on trouve partout prêts à soutenir de leur talent ou de leur autorité les êtres dont le front domine la foule des gloires courantes & patentées : Huysmans, Puvis de Chavannes, Octave Mirbeau, Roger Marx, Péladan, Edmond Picard, etc se firent les défenseurs de Rops et ainsi l’obligèrent à sortir de sa très honorable, méprisante, et orgueilleuse obscurité.
Ceux, qui comme moi, et quelques uns ont pu voir les Cent croquis légers pour réjouir les Honnêtes Gens, ceux qui ont feuilleté, lentement et longuement, les rares et
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admirables collections d’eaux-fortes, que depuis trente ans, il a gravées avec une science impeccable, une verve et une imagination intarissables, savent que Rops fut l’inventeur incontesté, et le créateur de cette Demi-Nudité Moderne, qui depuis dix ans, remplit nos journaux illustrés, égaie nos carrefours, et se manifeste souvent jusque sur les murailles sacrées des Expositions officielles !
– Rops, dont les premières & effrontées nudités datent : – ne l’oublions pas pour sa gloire ! de 1865 ! – fut le prédecesseur de tous ces beaux dévêtements, prédecesseur imité & suivi par toute une génération ! Les plus forts pour ne citer que Willette et Chéret, audessus de ce troupeau de caudataires, se sont inspirés des ajustements fantastiques qu’il avait inventés, qui laissent la femme nue sans ses oripeaux, et des débraillés bizarres & inédits qui pimentent ses œuvres et leur donnent une vitalité extra-humaine. Et cela en 1865 !
Le grand Rodin lui-même qui professe pour ce terrible dissecteur féminin un témoign la plus vive admiration, n’eut pas osé peut être croir montrer ses audacieux accouplements, s’il n’avait pas vu ceux, que Rops d’une main imperturbable faisaient faisait jaillir des planches géniales des Sataniques, dix ans avant les siens.
Ils sont, au demeurant, de la même famille ces deux très grands artistes. Ils ont dans leurs œuvres hardies, avec des moyens de technie différents, le même sentiment de violence héroïque, le même souci du mouvement, la même dévotion à la nature ; mais cérébralement, Rops a été plus loin que le sculpteur dans la communication des mystérieux effrois, et dans la profondeur psychique des âmes. Son métier l’y adjurait d’ailleurs impérieusement. Il a comme un implacable Darwin retrouvé sous les aîles blanches de la Femme, tant chantées par les poètes, les hideuses membranes des pterodactyles fossiles, reptiles volants et
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malfaisants, dont elle n’est que la continuation zoologique, – à ce qu’il lui parait !
Je n’ai voulu qu’une choses en cet article : rendre à Félicien Rops ce qui lui appartenait. Et arracher les plumes de l’aigle, dont se paraient tant de geais bavards et prétentieux !
Henri Liesse.
Voilà Mon Cher Eugène, dis-moi ce que tu penses de tout cela, et n’oublie pas que tu referas cette plaquette en Belgique. Quant à moi je te remercie encore de cette étude patronymique, & je ne la trouve que trop bien faite ! Avant d’avoir lu ton Experte en Dentelles si admirablement racontée, je ne me doutais pas que j’avais fait une aussi belle chose. C’est un peu toi qui l’a faite ! et ma vieille âme de Flamand !
Re À toi
F.R
Détails
Support
3 feuillets, 5 pages.
Dimensions
indisponible x indisponible mm
Copyright
Ancienne collection - Musée des lettres et manuscrits