Numéro d'édition: 1569
Lettre de Félicien Rops à [Eugène Demolder]
Texte copié
Expéditeur
Félicien Rops
Destinataire
Eugène Demolder
Lieu de rédaction
Corbeil-Essonnes, Demi-Lune
Date
1894/11/23
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
72039/37
Collationnage
Scan
Lieu de conservation
France, Paris, Ancienne collection du Musée des lettres et manuscrits
Aucune image
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½ Lune, Essonnes.
(Seine & Oise)
23 nov. 1894.
Mon Cher Vieux Jeune,
Reçu les volumes : Récits de Nazareth et les Contes d’Yperdamme. Manque : l’Ensor, envoie, je te prie. Dès que j’aurai gravé, ce que je fais maintenant, le frontispice du Supplément de l’œuvre de F. Rops, – de ce que l’on veut bien appeler : « mon œuvre » je me mettrai au tien. – Je vais porter demain ou Lundi soir tes volumes à Bailly, – (librairie Indépendante) je crois qu’il publiera la chose. Bonne petite maison. Cela vaut mieux que Vannier, qui est en décadence. Savine sur lequel je comptais, comme je te l’avais dit vient de sauter, ou à peu près, Lemerre est trop cerné & gardé à vue.
– L’Automne, que j’aime comme coloriste et comme intimiste ne me va pas décidément, Je broie du brun, il me fait trop penser aux amis absents dont la perte me semble plus sensible aux feuilles jaunes. C’est que Novembre, c’était « la Rentrée !! Je revenais d’Anseremme ou de Blankenberghe. On s’était attardé autour des grands feux de « boulets » de Belgique, faisant les dernières études de Chrysanthèmes sur les panneaux des cabarets artistiques du temps, ou peignant les peupliers dorés s’enlevant sur les fonds d’outremer de notre bonne Meuse et de la Vieille Ardenne, dont les collines se poudraient déja de blanc comme des marquises Louis XV ; au départ. Et cela en compagnie de bons peintres à l’huile de lin, et de Riancho, – Juan Pablo, – Gouan Pablo ! élève du ténébreux & fumeux Lamorinière, où es-t-il aussi celui-là ? auquel la ville de St Sébastian octroyait en ses largesses, la somme de soixante sept pesetas par mois, – mort aussi probablement, comme Fontaine, comme Lambrichs, comme les autres !
La « Rentrée ! » avec quelle joie, quel éclat de gaieté et d’esprit, on se retrouvait, sous les lumières
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dans les jolis salons de cretonne de MMmesLéontine et Aurélie Duluc rue Richelieu
« Pour la Belgique et pour la France
G’nia qu’une rue Richelieu » !!
dirait la chanson d’Ernest d’Hervilly ! Puis arrivaient se ranger autour de la table fleurie des fleurs de Nice : Filleau qui racontait les dernières âneries des officiels savants ; Camuset & ses « sonnets du Docteur » ; Clapisson le premier décoré de nous tous, qui devions tous l’être ! mais lui pour : faits de guerre ! – tapotait déja du Wagner pour se faire pardonner la musique de Clapisson père ; Edmond Carlier & Louis Dubois envoyés par la Belgique pour soutenir la réputation de bonne beuverie du pays qui nous vit naître, – (en admettant qu’il regardait de ce côté là !) – Louis Artan descendu des hauteurs artistiques du faubourg St Honoré, et qui était déja le grand peintre qu’il a toujours été ; Schaunard de la vie de Bohême, l’illustre Schaunard de Murger, un ancêtre pour nous, mais qui créait un trait d’union entre nous et ceux de la Génération Romantique ; Gouzien retour de Bretagne, rapportant dans son veston les odeurs de genêt des landes du Morbihan, et les chants composés labàs. On lui faisait chanter : ah buvons sous la treille ! La Guadeloupe, la chanson de Jean Renard, La légende de St Nicolas, Suzon, Je m’en vais à Pékin
En Palanquin !
tout ce qu’il écrivait pour la mulâtresse Kadoudja dont il était épris, et qui le faisait applaudir tous les soirs à l’Eldorado ; le typographe Malassis :
que tout bas invoque sans trève
Le poëte inédit qui rêve
Triste sur une malle assis !
souriant comme Voltaire, impavide, préparant ses dernières belles éditions, avec le mot faisant balle, un des derniers spirituels, qui ait eu de l’esprit ; Godebski et sa femme, cette délicieuse exquise, et savante Mathylda Godebska dont le souvenir chante éternellement dans le cœur & dans la tête de ceux qui l’ont connue ; – à travers
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toute cette gaieté des jolis minois parisiens des « Employés de la Maison » ! apportant leurs rires de grisette, & toutes heureuses de se frotter à toutes ces célébrités : les amis du Patron !!! Il y avait bien au dessert en petit baiser dérobé, & un bout de néné un peu trop amoureusement serré derrière le dos du Patron & de la Patronne austères, qui faisaient semblant de regarder autre part, mais tout cela si honnêtement fait ! Et d’ailleurs c’était : l’heure de la Valse ! Et l’Offenbach avait lieu ! On ne connaissait que lui, et notre ami Léo Delibes, – Delibès pour les dames ! Et la polka des deux vieilles Gardes faisait rage, et entrainaît jusqu’aux tables ! À sept heures le jour arrivait, et l’on descendait l’escalier en mesure, & si doucement que à midi le portier montait, apportant le congé du propriétaire ! Coût : cent sous pour le susdit portier !
Et ils sont tous, tous partis pour le pays des rêves ! Delibes et Offenbach sont allés labàs réformer, et engaieter les chœurs des Séraphins ; Mathylda Godebska, Schaunard, Dubois, Artan, Lambrichs, Fontaine, tous ! Filleau, Gouzien, Clapisson ! Il ne reste de toute cette tablée bruyante & vivante que le doux Liesse ! Voilà pourquoi je l’aime et pourquoi il aura toujours place à mon foyer. Car les amis de la 2e époque : Rodrigues, Destouches, Uzanne, Gérardin, etc etc ne sont venus « qu’après » pour essayer de boucher les trous faits par la mort parmi les Commensaux. Et je n’ai pas encore trop à me plaindre, et parmi les jeunes, je suis heureux de l’affection de quelques jeunes que j’aime, comme toi, & qui m’aident à supporter les pesanteurs & les tristesses de la maturité.
Il va falloir se retaper, car le cœur moralement & physiquement car le cœur est en assez vilain état Il bat à contretemps, je dors mal et fiévreusement, Je ne suis pas malade mais atteint, ce qui est bien différent. Ah ! ce cœur a bien le droit d’être touché ! Depuis cinquante ans il tressaille à toutes les émotions comme une harpe éolienne. Et ce qui le tue c’est que ce n’est pas fini, et que la moindre silhouette féminine qui se profile à l’horizon le remet en état de souffrance comme les cœurs des Statues
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des Saints Martyrs de la Primitive Église qui, redevenaient sanglants sous les baisers des Vierges. Le ressouvenir ou l’effleurement des jeunes lèvres lui ramènent à ce pauvre cœur, tous les beaux battements et les doux étouffements des extases anciennes !
– Donc Mon Vieil, et déja vieil ami, dans quelques jours je t’écrirai, j’espère pouvoir comme je te le disais en commençant cette lettre décider Bailly. C’est l’éditeur de de Regnier, de Wielé-Gryffin, de Pierre Loys et d’un groupe de jeunes de marque. Dès que cela sera décidé, le frontispice aura lieu. Il m’a l’air bien disposé. Les deux volumes réunis : cela lui paraît bien un peu compact et frayeux. On n’est pas habitué aux gros livres dans la jeune École ! Les éditeurs qui font les frais complets sont rares aussi, par ce temps de cracks
Je n’ai pas eu la plaquette promise sur Ensor, ne l’oublie pas, je réitère ma pétition.
J’étais il y a quelques jours à l’Œuvre, on jouait une pièce de Maurice Beaubourg imitée du bon Maeterlinck qui fait école ici à ce qu’il paraît. C’est profondément crevant tout cela. Décidément, j’aime mieux :
Marie trempe ton pain.
Marie trempe ton pain
Dans le vin !
On a sifflé & on a applaudit, il y en a pout tous les gouts. C’est l’aillance russe qui nous vaut toutes ces
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ne comprend, & qui ne songent, en fait de « frisson macabre » qu’à se demander quand cela sera fini la scie que l’on joue là, pour aller en pinçer un au Moulin Rouge, et vis à vis de deux cents petites femmes qui depuis qu’elles ont ouvert leurs mirettes à Batignolles, n’ont fait que chanter :
À la Monaco l’on chasse & l’on déchasse,
À la Monaco
L’on chasse comme il faut !
C’est le comble de l’insanité ! Que l’on crée & procrée ces enfants albinos dans les vagins coryzateux de Gand, en hyver, le long du canal, quand souffle une jolie bise de Nord-West, cela se comprend ; mais ici, dans la chaude et lumineuse grouillerie du Boulevard vis a vis des bruyantes gouges qui se retroussent jusqu’aux poils des pubis, & qui feraient de l’œil à Saint Jean Baptiste, l’homme à la Salomé, c’est cela qui n’est pas « vécu » ! Ah non ! –
À bientôt donc Mon Cher Eugène, Clairette a été enchantée de sa houppelande. Je t’assure que sur les hauteurs de la Demi-Lune par les froidures, cela fait bien.
Bonnes amitiés à tous les tiens.
Fais moi – sérieusement un plaisir : Donne moi ta parole que tu ne liras pas mes lettres à Paul. Nous sommes un peu en délicatesse, & j’ai besoin de ta parole expresse, absolue, immuable. Grandes et sérieuses raisons pour te demander cela !
Bonne poignée de main
Ton ancien
Fély
Les Récits de Nazareth valent les contes d’Yperdamme. C’est le même Art. Il ne faut pas t’endormir en des loisirs à la Mélibée, mais travailler dru ; tu as trop de talent pour te borner à la production du Saindoux national !
Détails
Support
2 feuillets, 5 pages.
Dimensions
indisponible x indisponible mm
Copyright
Ancienne collection - Musée des lettres et manuscrits
Personnes citées
Félicien Rops
Eugène Demolder
Eugène Rodrigues
Henri Liesse
Auguste Poulet-Malassis
Octave Uzanne
Armand Gouzien
Albert Filleau
Edmond Carlier
Alphonse Pierre Lemerre
Claire Demolder-Rops
Alfred Gérardin
Edmond Lambrichs
Georges Camuset
Edmond Bailly
Léon Clapisson
Charles Vos
Paul Rops
Louis Dubois
Cyprien Godebski
Louis Artan de Saint-Martin
Victor Fontaine
Jacques Offenbach
Aurélie Duluc
Léontine Duluc
Pierre Louÿs
Ernest d'Hervilly
Mathilde Godebska
Richard Wagner
Henry Murger
Maurice Maeterlinck
James Ensor
Vannier
savire
Agustin Riancho
Juan Pablo
François Lamorinière
Alexandre Schanne
Kadoudja
Voltaire
Léo Delibes
Edmond Lambrichs
Destouches
Henri de Régnier
Paul Lacomblez
Maurice Beaubourg
Francis Vielé-Griffin
Fiodor Dostoïevski